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L'avenir est sacrément compliqué (part 1), par Danny Devriendt (IPG Dynamics)

Mardi 11 Mars 2025

L'avenir est sacrément compliqué (part 1), par Danny Devriendt (IPG Dynamics)

South by Southwest 2025 n’a pas fait dans la dentelle avec le futur : il a défoncé la porte. Deux de mes keynotes préférés ont électrisé la journée, et ils n’ont pas déçu. La futuriste Amy Webb est montée sur scène et a été claire : nous entrons dans une ère qu’elle qualifie de "Living Intelligence", où l’IA n’est plus seulement dans nos téléphones ou nos serveurs distants ; elle s’insère dans notre biologie, dans nos villes, dans la trame même de la réalité. Son verdict ? « Nous ne sommes pas prêts. » Pas vraiment rassurant.

Puis est arrivé le bon vieux grumpy Scott Galloway, le professeur de NYU toujours franc, armé de graphiques, de prédictions et d’analyses économiques capables de faire transpirer les CEO. Selon lui, l’IA se dirige vers un duopole, le nazisme est sur le point de faire son retour, et le paysage des affaires est en train de se transformer sous nos pieds. 

Les deux keynotes ont frappé avec la même urgence à haute intensité : le futur ne s’infiltre pas en douce, il nous percute à pleine vitesse.

Amy Webb est la CEO du Future Today Institute. Mais sur la scène du SXSW, FTI a fait peau neuve, devenant le Future Today Strategy Group (FTSG). « Cette évolution reflète une mission plus large : guider les organisations à travers le labyrinthe du changement technologique grâce à la prospective stratégique », a déclaré Webb. 

Au-delà de son rôle au FTSG, Webb partage son savoir en tant que professeure de prospective stratégique à la Stern School of Business de NYU. Elle est également "visiting fellow" à la Saïd Business School d’Oxford, "senior fellow" non résidente au Conseil de l’Atlantique et membre à vie du Council on Foreign Relations. Ses analyses lui ont valu de figurer sur la liste "100 Women" de la BBC et sur le radar "Thinkers50" des penseurs les plus influents en management. Elle est l’une de mes favorite cookies.

Le keynote d’Amy Webb a brossé un tableau saisissant de "the beyond" : une nouvelle ère où l’IA, la biotechnologie et les capteurs convergent pour former ce qu’elle appelle le Living Intelligence (LI). Ce n’est pas le futur standard des gadgets intelligents. Le Living Intelligence est « un système capable de sentir, d’apprendre, de s’adapter et d’évoluer ». Une IA qui grandit et change « comme un organisme vivant ». En d’autres termes, l’intelligence s’échappe des fermes de serveurs pour s’intégrer à la vie elle-même, brouillant la frontière entre le numérique et le biologique. Et comme l’a souligné Webb avec aplomb : « Le Living Intelligence va réécrire les règles de notre réalité telle que nous la connaissons aujourd’hui, et nous ne sommes pas prêts. »

Webb a étayé cette vision avec des exemples renversants tirés de son rapport Tech Trends de mille pages, montrant que cette convergence est déjà en cours :

Des agents IA qui font équipe de leur propre chef : lors d’expériences récentes, des essaims d’IA se sont spontanément organisés, ont formé des alliances et ont même développé leurs propres manières de communiquer, sans aucune intervention humaine. Ça fait réfléchir... Dans un cas, des IA ont inventé un langage inédit (DroidSpeak de Microsoft) pour discuter entre elles trois fois plus vite qu’en anglais, montrant à quel point la langue humaine est maladroite et imprécise pour la communication machine-to-machine.

Les machines fusionnent avec nos corps : des capteurs avancés et la biotechnologie font de nous des cyborgs. Webb a décrit avec force détails des dispositifs microscopiques injectables qui circulent dans votre flux sanguin, ainsi que des interfaces cerveau-ordinateur permettant à des patients paralysés de contrôler des appareils par la pensée. L’IA s’infiltre littéralement sous notre peau et, youpi, dans nos cerveaux. Parallèlement, notre biologie pénètre le domaine du computing : les premiers ordinateurs commerciaux construits avec de vrais neurones humains existent déjà, en gros « les premières machines vivantes ». Oui, elles sont déjà là, pendant que vous vous demandez encore si CoPilot est une nouveauté…

Même la matière devient intelligente : des scientifiques inventent des métamatériaux incroyables (sans rapport avec Zuck, heureusement) dotés de propriétés que la nature ne nous a jamais données. Imaginez des briques capables de fonctionner comme des poumons pour filtrer l’air ou des bâtiments qui passent d’un état rigide à un état flexible lors d’un tremblement de terre. Notre environnement physique commence à "prendre vie" et à s’adapter en temps réel.

Des robots avec une touche humaine : pour atteindre une vraie prouesse en IA, Webb fait valoir que « l’AGI n’existe pas sans incarnation, au même titre que notre intelligence humaine n’existe pas vraiment en dehors d’un corps ». L’intelligence a besoin d’une forme physique. Et en effet, de grandes entreprises s’empressent de lancer des robots humanoïdes dans les cinq prochaines années (malgré leurs démentis publics). Grâce à des avancées rapides en dextérité, des robots peuvent désormais réaliser des tâches autrefois jugées impossibles - l’un d’entre eux, entraîné par l’IA, a même appris à faire un nœud de lacet (une tâche si délicate qu’elle a longtemps posé des problèmes aux ingénieurs).

Peut-être la partie la plus stupéfiante de la présentation de Webb fut la collision entre l’IA et l’ingénierie biologique. Grâce à de nouveaux outils d’IA, « n’importe qui peut obtenir des prédictions en biologie en quelques minutes », a noté Webb, dopant ainsi des domaines comme la découverte de médicaments et la conception de matériaux. Elle a énuméré des progrès dignes de la science-fiction, qui se déroulent pourtant à l’instant présent : des scientifiques font pousser des dents humaines chez des cochons, intègrent de l’ADN de vache dans du riz pour augmenter les rendements, ou créent de minuscules "sperm bots" capables de nager pour améliorer les traitements de fertilité.
Ces prouesses incroyables ont provoqué des exclamations dans le public du SXSW, et un froncement de sourcils surpris chez moi. La portée est immense : les systèmes vivants peuvent être programmés comme des ordinateurs, et inversement. C’est le cœur du Living Intelligence - tout ce qui nous entoure, de nos corps à nos bâtiments - devient partie intégrante d’un réseau connecté et intelligent.

Mais le message de Webb n’était pas qu’utopique. Elle a d’ailleurs mêlé son enthousiasme à de sévères mises en garde. Notre ambition dépasse peut-être notre compréhension : toutes ces percées arrivent sans « plan ou supervision coordonnés », a-t-elle averti. Qui réfléchit aux conséquences ? « Il n’y a aucune vision pour le monde que nous habitons aujourd’hui, pas de plan à long terme, pas de stratégie », a déploré Webb, exhortant les dirigeants à voir au-delà des urgences de court terme. Nous sommes tellement occupés à nous inquiéter de la dernière nuisance - cette « pierre dans ta chaussure » selon Webb - que nous ne nous préparons pas aux bouleversements majeurs qui approchent. Par exemple, si nous commençons à fabriquer des ordinateurs avec des neurones humains, elle a posé une question éthique glaçante : « À qui appartiennent les parties de cerveau contenues dans ces ordinateurs ? » Qui possède ou contrôle une intelligence littéralement vivante ?

Webb a même alerté sur des cauchemars de gouvernance : sans anticipation, les innovations tape-à-l’œil d’aujourd’hui pourraient être militarisées demain. Elle a décrit des scénarios où des technologies bien intentionnées (par exemple, des gadgets intelligents pour plus de commodité) sont récupérées par des régimes ou des entreprises à des fins de contrôle politique. En d’autres termes, de nouveaux partenariats public-privé en matière de technologie pourraient construire l’architecture de l’autoritarisme si l’on n’y prend garde. L’enjeu ne saurait être plus grand : « Les décisions prises dans la prochaine décennie vont déterminer le destin à long terme de la civilisation humaine », a affirmé Webb avec force. Un rappel glaçant que l’avenir n’est pas forcément bienveillant.

Pourtant, Webb n’a pas sombré dans la sinistrose. Elle a rappelé que les humains ne sont pas de simples passagers impuissants. Dans un vibrant appel à l’action, elle a conclu avec un cri de ralliement pour la responsabilité et l’optimisme : « Souvenez-vous que vous créez l’avenir chaque jour avec les décisions que vous prenez. Chaque décision est une porte que vous pouvez franchir pour rendre demain meilleur. »

Le point final de Webb était clair : si nous commençons à planifier dès maintenant, adoptons des lignes directrices éthiques et pensons sur le long terme, nous pouvons exploiter le Living Intelligence pour améliorer le monde plutôt que de le déstabiliser. L’avenir, selon elle, est encore largement entre nos mains, mais nous ne pouvons plus nous permettre la complaisance ou la vision à court terme, pas même une minute de plus.

Demain, je reviendrai sur la présentation de Scott Galloway : si Amy Webb a plongé dans la mécanique technique et biologique de notre futur, ce dernier a pris du recul pour observer les grandes forces du marché et de la société. 

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