Il y a moins d’une décennie, la télévision représentait l’essentiel de notre temps de cerveau disponible et des investissements publicitaires globaux. Cette hégémonie touche - progressivement mais inexorablement - à sa fin, et cette évolution fondamentale est liée aux changements de comportement de vision.
Les téléspectateurs ne s’affalent plus sur leur canapé à la fin de leur journée de travail pour - esprit éteint et guide TV à portée de main - passer la soirée à zapper. Au lieu de cela, ils organisent et répartissent eux-mêmes leur temps d’écran, jonglant entre les appareils et les plateformes, la télévision en direct et la vision en différé, les abonnements de streaming et les vidéos UGC, les médias sociaux et les sites de gaming.
Toucher ce consommateur versatile dans la jungle des canaux et des appareils disponibles constitue aujourd’hui un exercice d’équilibre délicat pour tous les acteurs dans l’industrie média. Le défi n’est pas seulement de taille, il est aussi divers et assez complexe.
C’est d’autant plus vrai pour les acteurs locaux de notre écosystème belge. Pour les broadcasters qui doivent concurrencer avec leur contenu des plateformes internationales long et short form de plus en plus puissantes, pour les régies qui doivent commercialiser et évaluer cette audience fragmentée dans un environnement technologique complexe, et pour les annonceurs qui veulent, à juste titre, en avoir pour leur argent dans un contexte économique sous pression.
Il est donc grand temps de dresser un état des lieux de ce marché local, lui aussi sous pression. Quelle est exactement la consommation Total Video des Belges ? Quels défis les nouvelles habitudes de vision de total vidéo posent-elles aux régies dont la mission est de commercialiser l’audience et, par là même, de financer nos médias locaux ? Et comment une mesure plus précise peut-elle contribuer à l’émergence d’un modèle publicitaire plus équilibré, au bénéfice de toutes les parties concernées de notre marché ?
Tout un millefeuille de questions et de réponses nuancées, qui s’apparente davantage à un menu trois services qu’à un en-cas sur le pouce.
En entrée : les chiffres
Aujourd’hui, tous les first et second screens, quelle que soit leur taille, permettent de consommer des contenus vidéo courts ou longs, linéaires ou on demand. L’offre vient de partout et est omniprésente, créant une timbale bariolée de modes de vision dont la SVOD et la BVOD représentent une part importante.
Les sources ne manquent pas pour dresser un tableau de la consommation vidéo quotidienne d’un ménage belge moyen. En privilégiant celles qui couvrent le niveau national, nous nous sommes d’abord penchés sur la dernière
Establishment Survey du CIM. Celle-ci montre que la vidéo reste le contenu le plus populaire en termes de consommation média : 97% des Belges ont regardé de la vidéo au cours des 30 derniers jours, contre 93% qui ont utilisé l’internet et 85% qui ont consommé de l’audio.
Selon le
Video Observer 2024, les Belges âgés de 18 à 64 ans consacrent en moyenne 300’ par jour à la vidéo. Une part importante de ce temps est encore allouée à la télévision traditionnelle : la vision live représente 35,3% de la consommation totale de vidéo. Si l'on ajoute les 15,3% de vision en différé et les 6,5% de BVOD ( Broadcaster Video On Demand,), les contenus des diffuseurs représentent 57,1% de la consommation vidéo contre 62% un an plus tôt.
Ce déclin se poursuit depuis plusieurs années et la tendance est encore plus évidente chez les jeunes. Par exemple, bien que les 18-34 regardent 18 minutes de plus que la population totale, seules 57’ sont consacrées à la télévision en direct (contre 118’ chez les 35-54) ; en revanche, la SVOD à partir de services de streaming tels que Netflix, Disney+ ou Streamz représente 87’ par jour, contre 55’ pour la population plus âgée. Le reste de leur temps d'écoute est principalement consacré à la vidéo en ligne sur des plateformes telles que YouTube et sur les réseaux sociaux.
ATAWAD. Any Time, Any Where, Any Device. C’est l’acronyme qui explique le mieux cette évolution constante : le spectateur décide non seulement ce qu’il veut regarder, mais aussi quand, où et comment. Par conséquent, la consommation on demand est désormais plus importante que sa variante live, une observation encore plus évidente chez les groupes-cibles jeunes.
L’un des effets secondaires du déclin de la vision live est le nombre croissant de personnes qui résilient leur abonnement telco (ou qui n’en prennent tout simplement pas).
« Si vous regardez l’Establishment Survey 2023, vous voyez que, du côté néerlandophone, environ 9% des 25-34 ans disposent d’une connexion internet mais pas du câble. Côté francophone, c’est même 18,9% pour la même tranche d’âge », explique Bernard Cools, CIO de Space.
« Ce pourcentage plus élevé chez les francophones peut s’expliquer par le fait que les programmes télévisés sont peut-être plus ancrés dans la société en Flandre. Le consensus autour de certains contenus média y est clairement plus large. Ce qui veut dire qu’il est socialement plus compliqué de ne pas avoir la télévision. »
Netflix ? Netflix !
Il est peut-être plus compliqué socialement de ne pas avoir d’abonnement TV au nord du pays, mais les séries SVOD y sont aussi de plus en plus populaires - on en discute à la machine à café.
Cette constatation ressort parmi d’autres de la sixième édition du
Streaming Monitor de GroupM, une étude annuelle menée par l’agence média à l’aide d’un panel national composé de quelque 1.400 répondants.
« On constate qu’aujourd’hui, près de 70% des ménages belges ont au moins un abonnement de streaming. C’est jusqu’à présent le chiffre le plus élevé que notre étude nous ait permis d’établir », indique Tim Annoni, Expert Data & Insights chez GroupM.
« 58% des personnes avec au moins un abonnement, en ont plusieurs, un chiffre qui augmente progressivement au fil des ans, tout comme le nombre moyen d’abonnements de streaming payés par les ménages, qui est désormais de 2,1. »
Netflix reste la plateforme la plus importante en Belgique avec 52,3% ; Disney+ se situe autour de 25% , suivi par Amazon Prime (20%). « Du moins au niveau national », nuance Tim Annoni. « En Flandre, Streamz, qui n’opère que dans le nord, reste le troisième acteur, mais en raison de la forte croissance d’Amazon Prime dans le sud, cette plateforme occupe désormais la troisième place au niveau national. »
Si l’on considère l’audience des deux dernières semaines, YouTube reste la plateforme on demand la plus regardée. « 56% des 18-59 ans déclarent l’avoir regardée durant les 15 derniers jours », précise Tim Annoni. Netflix arrive en deuxième position : c’est la seule plateforme payante qui puisse rivaliser avec les plateformes gratuites en termes de chiffres d’audience. VRT Max est troisième avec 31%.
À la lumière de ces données, il n’est pas inintéressant de se pencher sur les raisons qui poussent les gens à choisir certaines plateformes on demand.
« 37% des personnes interrogées disposant d’un abonnement déclarent que le prix reste un facteur de décision essentiel pour ce qui est de prendre ou de conserver un abonnement. Il s’agit donc toujours de l’argument le plus important », estime le spécialiste de GroupM. L’ampleur de l’offre et l’absence de publicité jouent également un rôle dans l’abonnement à une plateforme de streaming. D’autre part, le contenu local est important pour 18% des répondants, soit plus du double par rapport à l’année dernière. Tim Annoni souligne que Netflix et consorts commencent aussi clairement à miser sur ce contenu local. « Je pense à des séries comme Knokke Off par exemple. À terme, l’argument local ne suffira plus à se différencier. »
Des audiences nomades
Toutes comme les préférences versatiles des téléspectateurs d’aujourd’hui, les plateformes SVOD doivent maintenant aussi prendre en compte le taux d’attrition de leurs abonnés et ce que GroupM appelle le "nomadic viewership". « 30% de nos répondants déclarent avoir résilié au moins un abonnement au cours des 12 derniers mois », explique Tim Annoni. « Le churn moyen des plateformes est de 25%. Parallèlement, on constate qu’un grand nombre de ces désabonnés se réabonnent au même ou à un autre abonnement après quelques mois. »
Autrement dit, les gens changent très facilement de plateforme. « 15% disent avoir résilié leur abonnement parce que la période d’essai gratuite était terminée », précise Tim Annoni. D’autres motifs de résiliation sont à chercher dans l’offre de contenu.
« L’offre groupée pourrait être une solution à ces deux problèmes », suggère le spécialiste de GroupM en conclusion. « 71% de nos répondants déclarent trouver cette option très intéressante, 15% l’ont déjà utilisée, mais il n’existe pas d’offre groupée idéale. Nous avons trouvé un total de 72 différentes combinaisons possibles. Netflix apparaît dans toutes les combinaisons du top 10 et dans plus de la moitié du nombre total de combinaisons. YouTube Premium arrive étonnamment en deuxième position. C’est peut-être dû à la publicité obligatoire imposée aux utilisateurs de la version de base de ce canal. En général, les plateformes locales telles que Streamz, VTM GO+ ou Proximus Pickx sont présentes dans la moitié des packs du top 10, ce qui souligne une fois de plus l’importance du contenu local. »
En plat : les régies TV à l’heure de la VOD
La consommation vidéo omnichannel n’a pas seulement un impact sur la forme du contenu audiovisuel, elle influence également la manière dont il est commercialisé. Là aussi, la concurrence entre les acteurs est féroce et internationale. De plus, les aspects technologiques (et leurs coûts) s’avèrent aussi un enjeu de taille. Résultat : la mission de nos régies est un plat de consistance plus élaboré que jamais.
Ses ingrédients ? Nous en avons identifié quatre avec nos convives Alex Thoré (CEO, Var), Massimo Papa (Deputy General Director, RMB), Bart Demeulenaere (Chief Commercial Officer, Ads & Data) et Wim Jansen (Chief Commercial Officer, DPG Media).
A découvrir ici.
En Dessert : Mesurer, c’est savoir … et mieux planifier
L’un des plus grands défis du Total Video pour les acteurs locaux, c’est la mesure de la couverture intégrale et dédupliquée de leur contenu et de celui de leurs concurrents. Un certain nombre de nouvelles initiatives en matière de mesure d’audience devra permettre de comparer des pommes et des pommes, afin que personne ne reste sur sa faim.
Quand un contenu vidéo est consommé sur plusieurs canaux et que vous souhaitez commercialiser cette audience, vous devez évidemment d’abord pouvoir la mesurer de manière impartiale. Il n’y a pas si longtemps, lorsque les médias traditionnels étaient consommés séparément et malgré quelques différends méthodologiques, c’était un jeu d’enfant comparé à la mesure omnichannel requise aujourd’hui.
Pour y parvenir, le CIM a logiquement un rôle clé à jouer.
« Nous évaluons déjà la consommation des plateformes de streaming grâce à un outil comme ToVA, qui permet d’interroger les répondants et d’ensuite modéliser ces données. D’autre part, l’étude internet mesure également la consommation des sites de streaming, mais uniquement pour les plateformes qui acceptent d’intégrer les tags dont nous avons besoin. Nous pouvons ainsi mesurer l’audience des plateformes BVOD comme VTM GO, RTL Play, Auvio ou VRT Max. Mais YouTube n’en fait pas partie. Parmi les plateformes internationales, et via sa régie locale Ads & Data, HBO Max est la première à nous avoir demandé d’être mesurée », indique le Directeur Général du CIM, Koenraad Deridder.
Un potentiel de 140 millions supplémentaires
Afin de pouvoir mesurer toutes les plateformes de la même manière, y compris celles qui n’attendent pas de l’être, le CIM implémente son ambitieuse approche CIM ONE, qui intègre toutes les études d’audience existantes afin de cartographier l’actuelle consommation média omnichannel.
Koenraad Deridder : « Nous utiliserons pour cela quatre sources de mesure. La première est constituée par les données des audimètres TAM existants. Ceux-ci mesurent la télévision classique dans les foyers grâce à la reconnaissance du son. À cela s’ajoute (pour le même panel et après accord des panélistes, ndlr.) un "routermeter" qui mesure le comportement digital via le wifi, c’est-à-dire toutes les URL consultées par les personnes de ce ménage sur tous les appareils. Nous pouvons ainsi voir très précisément quelles plateformes les gens regardent chez eux ». Des accords clairs sont bien entendu conclus au préalable pour un certain nombre de sites "sensibles" qui ne sont pas suivis pour des raisons de protection de la vie privée (les sites bancaires, mais aussi les sites pornographiques, par exemple).
Mais ce n’est pas tout. De nos jours, les gens regardent de plus en plus de vidéos hors de chez eux, sur leur téléphone. « Nous allons donc mettre en place un panel mobile séparé », poursuit Koenraad Deridder. Pour le Nord du pays, il s’agit du désormais célèbre panel XM. « Il fonctionne sur vase d’un compteur sous la forme d’une app qui enregistre des modèles sonores et les compare à une bibliothèque. Il permet du reste de mesurer aussi l’audio (et la radio). Pour mesurer la consommation média OOH, nous introduisons également un compteur digital, le Reality Mine Meter, qui fait la même chose que le router meter à domicile, mais cette fois sur mobile. Nous disposons ainsi d’une mesure complète, à la maison comme à l’extérieur, de l’écoute, de la vision et de la navigation analogiques et digitales. »
Le panel TV, qui compte 750 répondants dans le Nord et autant dans le Sud, existe déjà : « Chez ces personnes, nous avons commencé à installer le router meter. Le panel XM est en train d’être constitué, notamment grâce au plan de relance flamand qui en a financé 70 % des coûts. Entretemps, 655 membres du panel ont déjà été recrutés. L’objectif est d’en avoir 1.500 dans chaque région du pays. Nous voulons donc aussi avoir un panel dans le sud qui serait financé par nos membres. Mais ce n’est donc pas encore le cas. Cette décision devrait être prise au début de l’année prochaine », espère le patron du CIM.
« Si tout se passe comme prévu, nous pourrons tout mesurer et estimer les volumes. Aujourd’hui, nous mesurons environ 185 minutes de vidéo par jour, mais nous savons grâce à des enquêtes comme le Video Observer que la consommation vidéo est d’environ 5 heures par jour. Il nous en manque donc à peu près 4 %. Une lacune importante que la nouvelle mesure nous permettra de combler. Naturellement, une partie de ce temps concernera probablement les plateformes internationales, mais supposons que les plateformes flamandes se voient attribuer 10% : c’est de l’espace supplémentaire qu’elles peuvent commercialiser. » Le CIM parle de 140 millions de recettes publicitaires potentiellement en plus pour l’écosystème local, grâce à l’ajout de cette couverture supplémentaire.
En même temps, les autres acteurs locaux - comme les éditeurs, par exemple - disposeront également de davantage d’informations sur la consommation en ligne de leur contenu vidéo, ce qui leur permettra de la commercialiser aussi.
Mieux mesurer la pub
C’est très bien, cette approche "consumer centric" pour mesurer le contenu consommé, mais quid de la couverture de la publicité ? Pour Koenraad Deridder, c'est une autre paire de manche : « Pour mesurer la publicité, il faut pouvoir reconnaître les spots. Aujourd’hui, cette reconnaissance est possible grâce à l’horodatage, et l’idée est de l’appliquer aux deux mesures, c’est-à-dire d’additionner la mesure mobile et celle à domicile, de manière à retrouver les contacts. En ce qui concerne les plateformes internationales, il y a des discussions afin de réaliser une analyse "postbuy" (de la TV et de la video on demand) dans le cadre de ToVA et d’y ajouter les données concernant les plateformes internationales, que nous n’avons pas actuellement. »
En outre, les annonceurs ont peut-être dû entendre un peu trop souvent que, malgré toutes les normes relatives à la viewability, brand safety et suitability, une partie de leurs budgets est perdue. Raison pour laquelle, il y a quelques années, la WFA a lancé le HALO Framework.
« HALO décrit les technologies qui permettent une mesure cross-média, permettant au système de dédupliquer l’audience et la fréquence à travers de multiples fournisseurs de données, tout en utilisant un panel (local) pour l'étalonnage et la correction. HALO est un modèle open source, transparent et standardisé applicable à plusieurs marchés, avec la flexibilité nécessaire pour tenir compte des spécificités des marchés locaux », explique Luc Eeckhout, Expert Media à l’UBA.
Il poursuit : « Les use cases de HALO se concentrent sur le planning, le reporting et l'évaluation des campagnes. C'est pourquoi HALO mesure toutes les impressions mesurables. Si une impression est mesurable, cela signifie que la publicité a été diffusée. Il n'est donc pas anodin que les annonceurs sachent exactement ce qui est mesuré et délivré, afin que nous puissions également identifier les impressions "vides" et non qualitatives ».
Dans ce contexte, il est important que les impressions sur toutes les plateformes vidéo puissent être calculées en fonction de l'objectif de l'annonceur qui dépend de l'objectif de la campagne. Les broadcasters d’une part et les plateformes de l’autre voudraient - à juste titre - maintenir leurs normes respectives. Il est dans ce cadre urgent d'affiner des concepts tels que la viewability. À cet égard, les récentes études sur l'attention en tant que critère de mesure pourraient constituer une toile de fond intéressante pour une interprétation précise.
Aujourd'hui, des discussions sont en cours entre les annonceurs et les différentes associations professionnelles qui suivent avec beaucoup de curiosité ce qui se passe au Royaume-Uni avec le projet Origin de l'ISBA. Là-bas, une version bêta est actuellement testée dans 35 entreprises en collaboration avec Origin. Reste à savoir si les résultats convaincront tous les acteurs de la tripartite.