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Karen Corrigan (ACC) : "Il faut que les grandes idées créatives soient le résultat d'une vraie collaboration stratégique avec le client"

Jeudi 1 Août 2024

Karen Corrigan (ACC) :

Nous avons profité de la présence à Cannes de la présidente de l’ACC et accessoirement fondatrice et CEO de Happiness, Karen Corrigan, pour l’interroger non pas sur les Lions, mais sur l’évolution douloureuse du rapport des annonceurs à la création : son rôle, son prix…. Entre "price" et "prize", cela se discute.

La présidente de l’ACC et patronne de Happiness n’arrête jamais de travailler, même quand elle le voudrait : les clients l’aiment trop et ne peuvent se passer d’elle « alors qu’ils savent que je suis à Cannes ». Déjà le signe d’un petit malaise ?

Je pense que la plupart des annonceurs sont de plus en plus distants des awards. Ils ne comprennent pas tous, ou pas complètement, que nous ne sommes pas ici pour faire la fête. La connaissance du métier et l’inspiration de base passent par Cannes, et aussi par les CB Awards. Au-delà de la reconnaissance des prestations et des prix, nous avons les best practices du métier, et surtout, beaucoup de conférences intéressantes. C’est un lieu d’échanges où le monde entier se retrouve. Nous devrions pouvoir mettre en suspens l’opérationnel pendant une semaine pour cela.

Ce serait lié à la nouvelle génération, du côté client ?

Tout d’abord, les conditions sont devenues assez chères - 4.000 euros pour un pass sans compter le temps, les déplacements, l’hôtel… Plus largement, je crois que c’est lié à une déconnexion de la création ou de la créativité avec le business. Les clients ne se retrouvent pas dans ces cases, sauf ceux qui sont directement concernés, bien sûr. Et c’est peut-être de notre faute. 

En tant que présidente de l’ACC, je crois que nous devrions avoir comme priorité la mise en avant de la valeur créative - aussi dans la première signification, celle de la valeur financière - au premier plan de nos priorités.

Ceci ferait appel aux techniques de mesures de ROI ?

Oui. D’ailleurs, plusieurs analyses et études très sérieuses ont établi un lien direct et important entre la créativité forte et les résultats business. Je pense au "Case for creativity" de James Hurman où à "Effectiveness Code" du même auteur, accompagné de Field. Je sais que nous ne sommes pas aux Effie mais à Cannes, ce qui n’empêche pas de connecter les prix à des campagnes ayant obtenu un vrai impact. J’ai trouvé les Gold et les Silver très créatifs aux derniers Effie.

Ce n’est pas toujours le cas ?

Les agences peuvent avoir des réflexes opportunistes, avec des nouveaux clients ou des plus anciens. Vouloir faire un beau coup tactique. C’est naturel et compréhensible, mais pas en arriver à produire des campagnes dans ce but unique, ce qui tend vite vers les "scams". Il faut que les grandes idées créatives soient le résultat d’une vraie collaboration stratégique avec le client. J’en reviens à la valeur ajoutée de la création : elle est au cœur de nos métiers, et d’ailleurs, de tous les métiers de la communication : PR, events, e-commerce, média-planning… Il faut la prendre au sens large, il faut surtout la mettre au centre partout, avec ou sans awards.

Quels seraient vos conseils concrets ?

Essayer de réaliser des projets qui ne l’ont jamais été, avoir du courage, être disruptif, mais avec du sens, comme avec le support de l’IA. Des concepts pertinents et pas des expérimentations. Le tout en étant rentable, parce que si le profit est important pour nos clients, il est important aussi pour les agences. Et la situation n’est pas rose depuis plusieurs années…

Que voulez-vous dire ?

L’ACC réalise chaque année une étude de rentabilité basée sur les chiffres de ses 120 membres. Les résultats complets seront publiés plus largement avec un vrai plan de communication en septembre. Mais je peux déjà vous dire que nous sommes passé en-dessous de la barre des 10%, parlant du ratio entre ebitda et marge brute, qui devrait se situer à minimum 15% ! Chaque année, nous perdons plusieurs points et cela devient critique. C'est bien entendu un chantier prioritaire pour l’ACC. Ceci n’est pas sans impact sur l’excellence créative, justement.

Comment expliquez-vous ce phénomène ?

Outre la pression sur les prix que nos contacts clients subissent en interne ou via l’international, nous avons, d’une part, la productivité infernale à laquelle nous sommes soumis et, d’autre part, la proportion de ressources qui part dans les pitches : nous approchons des 80% du profit ! Quand je parle de l’opérationnel, il faut savoir qu’aujourd’hui, les créatifs et la production doivent gérer plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de fois plus d’assets qu’il y a 20 ou 30 ans. Avant, vous preniez pratiquement un an pour réaliser une campagne TV. Aujourd’hui, vous aurez plusieurs dizaines de vidéos à sortir en deux ou trois semaines. Les responsables n’ont pas le temps de valider la qualité de production, ni celle des créations au départ. Alors que les petites vidéos ont aussi droit à une belle exécution et des idées fortes. J’appelle cela le "360 to the third" (exposant trois, ndlr.), et c’est une "burning platform".

Les annonceurs sont-ils informés de la situation et y sont-ils sensibles ?

Le point est là, sans doute. Par exemple, très peu d’agences sortent leurs time sheets pour dresser un bilan intermédiaire et aller chez le client en disant : "Regardez, nous sommes au double du workload prévu !". Elles ont tout simplement peur de perdre le client en réalisant une telle démarche. Ce qui est une erreur, tout comme ne pas ou ne plus savoir ce qui se trouve dans leurs contrats !  À savoir les services in-scope et hors-scope, ou justement les forfaits horaires pour telle prestation… Nous continuons à jouer les Calimero et nous plaindre, alors que nous devrions plutôt prendre nos responsabilités et revendiquer des fonctionnements justes, y travailler.

Quel est votre bilan belge par rapport à nos événements locaux ?

Creative Belgium a bien fait les choses, mais force est de constater que les annonceurs sont les grands absents. A nouveau, nous devrions davantage les motiver quant à la nécessité de l’excellence créative et ne pas laisser croire qu’il s’agit d’une fête entre amis. Connecter les résultats des prix au day-to-day et à leurs objectifs, ce n’est pas évident. Et en lien avec mes propos précédent, le vrai chantier concerne la collaboration entre annonceurs et agences, nous voulons mieux y travailler avec Creative Belgium. Vous en saurez plus à la rentrée.
 

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