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New Talent - Arthur Brouns : "La clé du nouveau processus créatif réside peut-être dans une collaboration avec l'IA"

Jeudi 29 Février 2024

New Talent - Arthur Brouns :

Cette rubrique est dédiée aux jeunes talents de notre industrie que nous souhaitons à la fois soutenir et mettre en lumière au moyen de portraits et d’interviews. Pour le coup, notre choix s’est porté sur le compositeur Arthur Brouns. À son actif, il compte des réalisations pour des maisons de la culture et des artistes de renom, mais aussi des marques telles que Nike et Marie Jo ainsi qu’une série Netflix. 
 
Discussion sur le rôle de l’IA dans la composition, l’équilibre entre travail commercial et artistique et la valorisation déclinante de la création humaine.

Cela fait quelques années que vous êtes compositeur. Que faisiez-vous avant cela ?

Adolescent, j’étais déjà producteur et DJ, et j’ai eu la chance d’être repéré dans le milieu où j’évoluais à l’époque. Je me produisais chaque semaine dans des clubs ainsi que dans des festivals comme Tomorrowland ou Dimensions en Croatie. Il y a dix ans, j’ai arrêté parce que je voulais m’orienter vers une musique moins clubing. J’ai dirigé un petit label et j’ai également travaillé pour des maisons de disques belges pendant quelque temps.
 
Pendant mes études, j’ai commencé à me focaliser sur la composition. J’ai ainsi créé quelques bandes-son pour des courts métrages, notamment pour les premiers courts métrages d’Anthony Nti. Après, je suis parti à Sofia pour suivre un master à la Film Scoring Academy of Europe. Le doyen de l’école était l’ancien vice-président musique de Disney. Il a notamment supervisé les bandes originales du "Roi Lion" et de "La Belle et la Bête" comme music producer et lancé la carrière de Hans Zimmer… Il m’a fait comprendre que la composition était un métier et que j’avais du talent pour. Cela m’a encouragé. 

Travailliez-vous déjà comme compositeur pendant votre master ? 

J’avais envoyé mon portfolio avec quelques réalisations publicitaires à une quinzaine de compositeurs belges. Michelino Bisceglia a répondu à mon e-mail et à toutes mes questions. Peu de temps après, nous avons commencé à collaborer et j’ai beaucoup appris à ses côtés. Cela fait maintenant quatre ans que je suis son assistant. Nous avons déjà réalisé de nombreux projets à Prague et à Budapest. Il dirige des orchestres internationaux et je joue le rôle de score supervisor : je veille à ce que ce que nous entendons en studio corresponde à ce que le compositeur a écrit, et que l’enregistrement ait lieu dans le temps imparti. 

Après votre master, vous êtes resté à Sofia.

Après mes études et un stage, l’école m’a proposé un poste de responsable de production, puis de technology manager. Je m’assure que tous les logiciels et le matériel informatique dont les étudiants ont besoin soient disponibles. Depuis cette année, je suis également chargé de cours et j’enseigne la technologie musicale. J’apprends aux étudiants comment créer de la musique de film orchestrale sur ordinateur. L’aspect technologique de la composition évolue rapidement et il m’incombe de l’enseigner aux étudiants et de les tenir au courant des tendances au sein de l’industrie.

Quelles sont actuellement les IA pertinentes pour la composition musicale ?

J’y distingue tout d’abord l’intelligence artificielle étroite (ANI), avec des outils tels que ChatGPT et Gemini, qui fonctionnent sur base d’un modèle d’apprentissage de langage. Ce type d’IA s’est maintenant démocratisé. La prochaine étape sera l’intelligence artificielle générale (AGI). Elle sera capable de combiner toutes les compétences que maîtrisent les êtres humains. 

En ce qui concerne la technologie musicale et l’ANI, il existe des plug-in génératifs qui permettent par exemple de générer un rythme de batterie infini sur base d’un sample (TensorPunk Mace). Parmi les nouveautés, on trouve le synthétiseur SynthGPT : vous entrez un prompt tel que "seventies bassline from Chameleon by Herbie Hancock", après quoi l’IA génère ce son. Il y a également AIVA, un logiciel IA de composition : vous donnez à l’outil des références, un ton ou une mesure et, sur base de ces données, l’IA compose un morceau pour l’utilisateur. S’il s’agit d’une musique simple, cela peut donner des résultats crédibles, mais pas encore pour de la musique plus complexe. Cela s’explique aussi par le fait que ces outils sont encore assez neufs et qu’ils nécessitent un data-training plus poussé. 
 
Que les outils d’IA soient capables de générer des morceaux de musique de qualité n’est toutefois qu’une question de temps. Voyez la rapidité des évolutions dans le domaine de la vidéo en l’espace d’un an. D’ailleurs, les marques ont déjà commencé à les utiliser. Huawei, par exemple, a mené une campagne pour laquelle elle a terminé la Symphonie inachevée de Schubert grâce à l’IA. Un compositeur a collaboré avec une IA pour atteindre cet idéal. C’est peut-être dans ce type de collaboration que réside la clé du nouveau processus créatif...

Qu’entendez-vous par là ?

Peut-être qu’avec le temps, mon rôle de compositeur évoluera. Je composerai toujours, mais mon rôle évoluera aussi vers celui de directeur créatif et de curateur de la production de l’IA. Je collaborerai alors avec l’IA pour créer une bande-son. 
 
Le business model de ma profession va changer. La demande de musique personnalisée est déjà en baisse et les entreprises utilisent beaucoup plus souvent de la musique de stock et de bibliothèque. 
 
On ressent également une sorte d’agitation dans le secteur de la création. Les artistes s’inquiètent de leur avenir financier. Avant, les musiciens de studio craignaient l’arrivée des synthétiseurs et des samplers parce qu’ils pensaient qu’on allait les remplacer, mais au lieu de cela, on a produit davantage de musique et ils n’ont pas perdu leur emploi. La différence, c’est que désormais, les machines vont aussi être à la manœuvre pour la création. Gmail complète vos phrases dans un e-mail. Il en ira de même pour les mélodies et les harmonies. Pour vos compositions, l’IA vous proposera par exemple quatre versions différentes d’un possible résultat. La création musicale se démocratisera alors davantage, et sera accessible même à ceux qui n’y connaissent pas grand-chose. Vous n’aurez plus nécessairement besoin du savoir-faire et des connaissances d’un expert pour composer quelque chose... Qu’en sera-t-il des droits d’auteur ? Ce sont des questions éthiques auxquelles je n’ai pas toujours les réponses.  

Ne se dirige-t-on pas vers une uniformisation de la création ?

Noam Chomsky l’appelle la plus grande machine à plagier de tous les temps. Je pense que c’est vrai pour les outils d’IA actuels. L’IA est comme un enfant. Elle copie, elle découvre des références et elle apprend à comprendre le monde des humains et des concepts. C’est aussi ce que font les êtres humains. Quand on apprend à écrire, à faire des films, à composer, on cherche nous aussi des références, et ensuite on synthétise le tout. Mais à un moment donné, l’IA va commencer à inventer ses propres concepts. Ce sera du jamais vu. Nous n’avons encore jamais créé une intelligence plus grande que la nôtre. Les entreprises sont engagées dans une course contre la montre pour développer les toutes premières AGI et ASI. Ce sera une super-arme. La réglementation ne suit pas assez vite. La récente grève des scénaristes de Hollywood est porteuse d’espoir à cet égard. Un autre exemple est celui des studios qui scannent et numérisent les visages des acteurs et actrices pour ensuite les utiliser sans autorisation ni rétribution, mais l’industrie s’y est opposée avec succès. Nous pouvons donc faire entendre notre voix.

Vous travaillez régulièrement pour des marques... Que trouve-t-on déjà dans votre portfolio ?

En 2020, j’ai réalisé pour Nike et Koché la bande-son d’un film pour l’une de leurs lignes de vêtements. J’ai écrit la musique d’une campagne pour Marie Jo et PrimaDonna, et Jupiler m’a demandé de composer la bande-son de sa mini-série "Believe" pour les matches de qualification des Diables Rouges à l’Euro 2024. Au niveau international, j’ai travaillé pour Netflix, plus spécifiquement sur la série "Encounters". Je faisais partie de l’équipe de compositeurs. L’année dernière, j’ai composé la bande originale d’un épisode de "Ted-Ed". Ma musique figure également dans les bibliothèques musicales de la plateforme française 6Play.

Vous collaborez aussi avec le célèbre chorégraphe Wim Vandekeybus… 

J’ai fait la connaissance de son fils lors de mes études. Il a mis en scène mon travail de fin d’études, qui mêlait danse, musique orchestrale et électronique. Wim Vandekeybus a repéré ce travail et m’a demandé de créer une bande sonore pour "Bloedbruiloft", l’œuvre qu’il a créée pour l’Internationaal Theater Amsterdam. Nous avons poursuivi notre collaboration sur "Infamous Offspring". Warren Ellis a écrit la majeure partie de la musique, mais je l’ai complétée et je me suis également chargé du design sonore.
 
Je travaille actuellement sur le projet "Inzozi Zanjye" de l’artiste belgo-rwandais Dushime, une production de Bozar. 

Constatez-vous une différence entre votre travail dit "commercial" et celui que vous réalisez pour des artistes ?

On travaille toujours avec des créatifs. Pour moi, les missions publicitaires ou commerciales sont aussi créatives qu’une bande originale pour le cinéma ou le théâtre. Ce sont juste les formats qui diffèrent. Ils sont plus courts et peut-être un peu plus "catchy". Les marques ont aussi une vision et une identité que la bande-son doit pouvoir traduire. C’est ce qu’on appelle le "sonic branding". Mon rôle de compositeur est toujours le même : exprimer par le son ce que le public doit ressentir.

Qui ou quoi vous inspire ? 

John Williams ! Dans notre métier, on parle beaucoup d’IA, mais le compositeur le plus nommé aux Oscars est quelqu’un qui n’utilise que du papier et un crayon. Il n’a pas besoin d’IA, parce qu’il va plus vite avec son stylo. À l’autre extrémité du spectre, vous avez Ludwig Göransson, qui réalise de nombreuses expériences avec les nouvelles technologies. Il a écrit la BO du film "Oppenheimer". Richard Devine est un autre exemple. Il a créé des logos sonores pour Apple et reste à l’affût de tout nouveau plug-in, logiciel ou technologie. Il en tire d’ailleurs une musique innovante et créative. 

Outre toutes ces missions, qu’aimeriez-vous encore accomplir ?

Je travaille actuellement sur mon propre album. Dans mon travail personnel, je cherche une forme hybride, progressive de musique orchestrale et de musique électronique. À terme, j’ai l’intention de la jouer live, avec un ensemble acoustique. 

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