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Olivier De Raeymaeker (Le Soir) : "Les IA peuvent nous aider à être plus efficaces mais jamais elles ne remplaceront le journalisme de qualité"

Jeudi 22 Février 2024

Olivier De Raeymaeker (Le Soir) :

Nous avons sollicité Olivier De Raeymaeker, le Directeur du Soir, pour une discussion sur l’évolution du monde de la presse face aux récents développements technologiques.

Un SWOT par rapport aux intelligences artificielles, et plus particulièrement aux IA génératives.

Forces et faiblesses

Olivier De Raeymaeker précise tout d’abord qu’il est encore un peu tôt pour analyser les aspects forces et faiblesses tant ces technologies sont récentes et en évolution constante. Il identifie cependant l’agilité des éditeurs comme un atout, une force donc, pour les aborder.

Personnellement impressionné par la technologie et son développement, il constate la rapidité à laquelle les IA ont percolé dans la société en général et dans le secteur de la presse écrite en particulier. Dès le mois d’avril, des échanges furent organisés entre éditeurs, par exemple au sein de l’alliance internationale LENA (Leading European Newspaper Alliance)  dont Le Soir fait partie.

A travers ces échanges et les réunions internes au sein du groupe Rossel, la nécessité d’un cadrage éthique et déontologique s’est imposée comme prioritaire. « Nous devons être transparents envers nos lecteurs sur la manière dont nous utilisons ces technologies » explique Olivier De Raeymaeker, en précisant que la plupart des éditeurs travaillent sur ou ont déjà publié une charte dédiée : c'est notamment le cas pour les titres de Mediafin, De Tijd et L'Écho, tandis que celle du Soir est en cours de rédaction.

Les opportunités

Ce sont ici les gains d’efficacité qui viennent en tête de liste, et ce à plusieurs niveaux : l’activité journalistique, l’évolution de la forme de l’information et son accessibilité.

Si les IA ne peuvent remplacer le travail des journalistes, elles peuvent leur apporter une aide précieuse. La puissance de ces technologies peut les aider à analyser les montagnes de données des différents "leaks" ou encore rechercher des informations particulières dans des captations vidéo de conférence de presse.

« Cette puissance pourrait aussi être mise au service de nos lecteurs en leur facilitant l’accès à nos archives », estime le Directeur du Soir. « Nous réfléchissons aujourd’hui à un "moteur de réponses" qui remplacerait avantageusement le moteur de recherche actuel. Au lieu de sortir une simple liste chronologique d’articles publiés sans autre valeur ajoutée, nous pourrions proposer une réponse structurée aux questions posées par nos lecteurs, les guidant efficacement au travers de nos archives. »

Tout aussi puissante mais plus délicate, l’aide à la rédaction suscite parfois une inquiétude de la part des journalistes. Crainte infondée d’après Olivier De Raeymaeker : « Si le métier de journaliste était seulement d’écrire alors, oui, cette profession pourrait être menacée mais ce n’est pas le cas. Ces IA n’ont pas les capacités d’investigation, de décryptage de l’information et de sa mise en perspective qui sont l’essence même du métier. » Toute chose qu’un agent conversationnel ne peut pas faire, tout comme la structuration de l’information qui reflète l’ADN du journal et qui reste l’apanage de la rédaction.

L’évolution des modes de consommation de l’information, particulièrement de la part des plus jeunes publics, pousse les éditeurs à développer de nouveaux formats d'information. La technologie peut ici intervenir pour enrichir ces offres.

« Nos lecteurs sont demandeurs de versions audio de nos articles » explique Olivier De Raeymaeker. « Le Monde a par exemple utilisé de la technologie pour synthétiser plusieurs voix. Il propose une version audio de ses articles où ces différentes voix se succèdent, donnant plus de relief à l’écoute. » En s’appuyant sur les progrès des outils de traduction, le même quotidien produit une version anglophone toutefois validée par les journalistes avant publication.

« Ces initiatives sont autant de pistes intéressantes, tout comme la proposition de résumés ou le sous-titrage automatique des vidéos. » D’un point de vue plus technique, le taggage des contenus, articles, podcasts ou vidéos pour en améliorer le référencement fait aussi partie des usages possibles de ces IA.

Enfin, la personnalisation de l’expérience est un autre chantier : « Sans encore parler d’IA, nous utilisons déjà le machine learning pour recommander à nos lecteurs quelques articles basés sur leur historique de lecture », confirme Olivier De Raeymaeker qui identifie d’autres pistes intéressantes comme des newsletter personnalisées pour valoriser les contenus.

Les risques

Pour le patron du Soir, les risques engendrés par ces technologies sont bien réels. Ils sont de deux ordres, économique d’un côté, sociétal de l’autre.

Du point de vue économique, le fait est que les fournisseurs de solutions d’IA construisent leurs modèles en s’appuyant sur des actifs qui ne leur appartiennent pas, notamment le contenu des éditeurs. La plupart ayant aujourd’hui fermé l’accès à leurs contenus.

« Cette question économique est existentielle pour nous », souligne Olivier De Raeymaeker. « Le modèle économique des IA génératives est en construction et n’est pas pleinement connu mais nous ne pouvons pas laisser ces acteurs le construire en pillant nos contenus. Si ceux-ci devaient être utilisés, nous devrions trouver une forme d’accord avec eux pour valoriser nos productions. » Des discussions sont en cours entre éditeurs pour définir les angles de discussion. Certains éditeurs comme Axel Springer ou The Associated Press ont cependant déjà conclu des accords avec OpenAI alors que d’autres, le New York Times en l’occurrence, ont entamé les débats avec la société de Sam Altman en l’attaquant en justice…

Les IA génératives sont des outils prédictifs qui ne produisent pas du vrai mais du vraisemblable. Elles sont en revanche très efficaces pour produire du faux, ce qui représente aussi un risque sociétal majeur.

« Ceci d’autant qu’il existe un vrai business de la désinformation avec des entreprises qui se développent et prospèrent », relève  Olivier De Raeymaeker. A l’inverse des éditeurs de presse, ces entreprises ont tout intérêt à laisser grandes ouvertes les portes de leurs contenus aux fournisseurs de solutions d’IA.

Cette tendance de ce qu’Olivier De Raeymaeker appelle des "contenus questionnables" existe déjà sur les réseaux sociaux. La question de comment sont entrainés les modèles de langage d’IA et sur base de quels contenus, est donc non seulement un enjeu économique mais aussi sociétal.

« C’est la crédibilité de l’information qui est en jeu. Cela implique pour nous de garder notre exigence sur la qualité de ce que nous produisons, en plus d’un travail d’évangélisation notamment vers les plus jeunes. » L’enjeu est ici de promouvoir la qualité de l’information, d’expliquer le travail journalistique, la valeur d’une rédaction, d’un éditeur par rapport à des contenus générés par des machines, sans contrôle de qualité, de véracité et de mise en perspective.

Les IA ne sont donc que la nième évolution dans le secteur de la presse qui se transforme en permanence pour intégrer les nouvelles technologies et les évolutions des habitudes de lecture. « Si les risques économiques et sociétaux existent bel et bien, les opportunités sont nombreuses qui peuvent nous aider à être plus efficaces et plus forts », conclut notre interlocuteur.

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