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Pierre Maes : « Les droits TV du foot ont atteint un plafond »

Vendredi 26 Juillet 2019

Pierre Maes : « Les droits TV du foot ont atteint un plafond »

C’est sans doute l’un des meilleurs spécialistes des droits sportifs. Dans son livre "Le business des droits TV du foot", récemment paru aux éditions FYP, Pierre Maes analyse l’incroyable flambée des prix dans le secteur et tire la sonnette d'alarme : selon le consultant, on s'achemine vers l'éclatement d’une véritable bulle spéculative. 
 
Bruxellois de pure souche, sportif, amateur de musique rock et juriste de formation, c’est à Canal+ Belgique que Pierre Maes a démarré sa carrière dans l’univers de la télévision. Il deviendra au fil des ans un acteur impliqué dans le monde très fermé de l’acquisition des contenus sportifs, travaillant notamment comme consultant indépendant pour Telenet. Il a récemment publié son premier livre, "Le Business des droits TV du Foot - Enquête sur une bulle explosive". 
 
D’où vous est venue cette envie d’écrire un livre sur le business des droits TV du foot et à qui l’adressez-vous ?
 
Elle m’est venue en lisant une interview de l’économiste anglais Stefan Szimansky à propos de son ouvrage "Soccernomics" ; cela m’a donné l’envie de tenter l’aventure sur les droits sportifs. Je me suis rapidement aperçu que les dernières publications en français sur cette matière dataient de 1995, avec notamment "Sport et télé, les liaisons secrètes". Cela m’a conforté dans l’idée de faire le point sur cette industrie mais avec un réel désir de m’adresser au grand public. Car ce business qui n’est connu que par les professionnels du milieu - les quelque 2.000 à 3.000 personnes que l’on retrouve au Sportel tous les ans - méritait un coup de projecteur. Mon désir à travers ce livre, est de permettre au lecteur de se faire sa propre idée sur ce qui se passe et d’élaborer sa conclusion personnelle. 
 
Vous expliquez que le cadre juridique très particulier des droits TV constitue l’élément clé de l’éclosion de ce business.
 
En effet. D'abord aux Etats-Unis où, dans les années 1960, le Congrès va autoriser la vente collective des droits du foot US par les quatre ligues surpuissantes, ce qui est contraire aux droits de la concurrence. Résultat, aujourd'hui, le revenu annuel de la NFL atteint la somme record de 7 milliards de dollars… En Europe, c’est dans les années 1990 que la CE va s’aligner et autoriser juridiquement cette vente collective en donnant le monopole de la vente des droits aux ligues qui seront chargées de représenter les clubs et les rétribuer. 
 
La deuxième composante importante juridique à contourner pour la commercialisation sera la libre circulation, et ce en instaurant tout simplement la segmentation par territoire pour favoriser la concurrence et faire flamber les prix dans chaque pays. On peut d’ailleurs raconter l’anecdote croustillante de cette tenancière de pub dans le sud de l’Angleterre qui, attaquée en justice par la Premier League et Sky pour la diffusion des matchs via une TV grecque, obtiendra gain de cause sur base de la libre circulation dans l’UE. Même si la créativité des avocats de la Premier League réglera rapidement ce dérapage en s’appuyant sur les droits d’auteurs…
 
Quoi qu'il en soit, au fil du temps des ventes et des énormes profits générés, une hyperinflation va logiquement être initiée et atteindre un seuil de rentabilité démesuré face aux consommateurs lourdement impactés.
 
Vous insistez également sur le rôle joué par Canal+ en France et Sky au Royaume-Uni.
 
Canal+ a énormément contribué à développer le produit sportif avec une édition poussée et en donnant libre court à la réalisation. Cette chaîne a très vite compris qu’il était important de créer une plus-value aux retransmissions en élevant les commentaires à un niveau presque scientifique avec l’introduction des statistiques et une mise en image au service du contenu. De son côté, Sky aura un rôle primordial dans le développement de la Premier League qui va devenir la ligue professionnelle de référence pour la valorisation et la vente de son championnat.
 
Dans cette course effrénée, vous expliquez comment l’UEFA va réussir à se construire une identité très rentable avec l’aide de Team Marketing et créer dès 1992, l'un des produits les plus convoités par tous les diffuseurs : la Champions League.
 

Pour en faire le produit phare que l'on connaît aujourd'hui, la Champions League a en effet bénéficié d'une stratégie marketing très sophistiquée, à l'image de son identité visuelle et sonore imparable… On peut tous fredonner dès la première mesure son hymne qui retentit dans les stades en début de programme. 
 
Comme expliqué dans mon livre, les détenteurs de droits possèdent juste l’autorisation de diffuser l’événement à leurs clients, mais le coût des transmissions et de la production liée n’est pas négligeable. Dans le cadre de la Champions League, les télévisions doivent répondre à un cahier des charges qui garantit un standard de qualité et une uniformité du produit.  La mise en place des directs sur les différents stades est supervisée par des représentants de l'UEFA afin de respecter scrupuleusement le cahier des charges comprenant un "running order" minuté identique, une charte précise d’habillage et un sponsoring imposé. Avec les meilleurs clubs et cette qualité de production, cette compétition est devenue incontournable dans l’offre sportive.  
 
Parlant de l’arrivée des Telcos, vous vous attardez sur les personnalités qui les dirigent et vous montrez comment cette nouvelle vague d'investisseurs liés au triple play va susciter un nième envol spectaculaire et peut-être dangereux des droits TV. 
 
J’ai cherché à démontrer que derrière les décisions économiques, il y a des hommes. J’ai beaucoup aimé m’attarder sur ces personnages car ils sont passionnants et captivants. On peut par exemple évoquer le parcours de Patrick Drahi (Altice/SFR/RMC Sport)qui va bâtir un empire à crédit et enflammer le secteur. En Franceil va d’abordrafler la Premier League pour 100 millions d’euros par saisonet ensuite la Champions League et l’Europa League pour un montant de 350 millions par saison. Soit deux fois plus que les sommes déboursées auparavant par Canal+ et beIN Sports. Mais ensuite, l’action d’Altice va plonger à la bourse d’Amsterdam et tempérer la boulimie de ce self-made-man. Comment va-t-il rentabiliser ces investissements démesurés pour le marché français ? 
 
Les mécanismes de ventes que vous nous dévoilez, évoluent sans cesse et c’est en investissant dans les "advisers deals" qu'un acteur comme MP & Silva va - par votre intermédiaire - garantir 450 millions d’euros aux clubs de la Pro League belge pour six saisons. Avant de disparaître sous la pression de l’agence rivale IMG...
 

Afin de gérer l’inflation et de continuer à diffuser dans un modèle économique viable, les opérateurs belgesont décidé en 2014de ne plus se livrer concurrence sur les droits du foot belgeet de les rendre non exclusifs. Ce modèle inédit en Belgique est la conséquence directe d’un véritable cartel entre Proximus et Telenet. 
 
La Pro League s’en sortira bien avec un montant de 80 millions d’euros par saison pour la période actuelle, grâce à la garantie déposée sur le principe d’un montant minimum par MP & Silva au départ du contrat couvrant la période de 2014 à 2020. Mais comme la somme payée par les opérateurs était supérieure à la valeur proposée par l’agence à la signature du contrat, la ligue n’a pas eu besoin d’activer cette garantie. La disparition par la suite de MP &Silva n’a eu donc aucune influence. Le cahier des charges à l’origine avait certainement été fait pour attirer Eleven à concurrencer Telenet et Proximus sur cette offre… sans succès.  
 
Dans le destin de certaines grandes agences comme IMG, on croise à la fois des Belges à des hauts postes de responsabilité confrontés aux alliances nébuleuses du milieu, et cette nouvelle génération de supers-agents qui débarquent d’Hollywood les valises pleines à craquer de dollars.  
 

IMG a une longue histoire. A la base, le core business de cette agence était de représenter les intérêts de la carrière de grands champions. IMG s’est ensuite tournée vers la télévision, notamment sous l’impulsion du Belge Eric Drossart. Ils avaient le monopole du golf et du tennis, mais ils ne parvenaient pas à percer dans le foot. C’était une grosse frustration face à ISL qui avait les faveurs de la FIFA de Sepp Blatter. 
 
Il y a quatre ans, IMG a été rachetée par la société américaine Endeavor pour un montant de plus de 2 milliards de dollars. Aux côtés de Patrick Whitesell, Ari Emanuel afait ses armes comme agent de stars mais il va s’impliquer très vite et investir énormément dans ce nouveau business des droits sportifs et plus particulièrement en Europe. Ce qui permettra enfin à IMG de s’installer dans le foot. 
 
La première acquisition symbolique d’Ari Emmanuel sera celle des droits internationaux de la Série A en Italie, doublant le montant payé dans le précédent contrat par MP & Silva, qui ne s'en remettra pas, pour un montant faramineux de 371 millions d’euros par saison. Conforté par l’arrivée de nouveaux investisseurs trouvé au Canada, Japon et Singapour, WME-IMG réalise sa plus grosse acquisition et achète l’Ultimate Fighting Championship, organisatrice des combats d’Arts Martiaux Mixtes qui cartonne en pays per view. Mais en déboursant quatre milliards de dollars pour une franchise qui en valait deux fois moins 16 ans plus tôt, Ari Emmanuel a probablement pris un gros risque sur la rentabilité de cet investissement vertigineux qui va l’obliger à contenir sa frénésie dans les années à venir.  Son personnage de super agent sera d’ailleurs caricaturé avec humour dans la série "Entourage"…
 
Avec ces investissements compulsifs et ces sommes irrationnelles, on commence à prendre conscience de la possibilité d'une bulle explosive. Le dernier acteur en lice, Jaume Roures, fondateur de Mediapro, va peut-être consolider ce scénario avec l’arrivée de fonds d’investissement chinois. 
 

Mediapro est un groupe audiovisuel créé en 1994 par Jaume Roures, exerçant diverses activités dans le cinéma, la production et les droits télévisés, notamment liés au football. La société est notamment le diffuseur historique de la Liga en Espagne. C’est avec une grande surprise qu’on l'a vue attaquer en février 2018 les droits de la Serie A, juste après le rachat de 53,5% d‘Imagina, la holding de Mediapro, par le fonds Orient Hontai Capital. 
 
Cet investisseur chinois leur permet d’investir en dehors de l’Espagne sur des droits extrêmement chers. Suite à des problèmes de garantie bancaire sur cet achat d’un milliard d’euros, ils perdront rapidement ces droits du foot italien. Ils vont rebondir en achetant les droits domestiques de la Ligue 1 en France pour un montant astronomique de 1,15 milliard par saison pour quatre ans, à partir de 2020. Ces droits étaient disponibles et l’appel d’offres a été taillé sur mesure pour eux avec une clause de sous-license possible. Une nouvelle évolution juridique qui devrait leur permettre de revendre ces droits à des opérateurs locaux comme Canal+ ou beIN par exemple, ou créer une nouvelle chaine qui diffusera les rencontres en France.
 
En attendant, la Ligue 1 n’est toujours pas diffusée en Belgique cette saison puisque beIN qui possède les droits internationaux ne trouve pas d’acheteur au prix demandé.

Ce sont des indicateurs assez clairs sur ce qui se passe actuellement sur certains territoires. Pas de foot Français visible officiellement en Belgique excepté sur des sites pirates… Mais je pense que l’on arrive à un plafond et qu’il va y avoir tôt ou tard une correction obligatoire du marché.  Il y a juste deux questions qui restent ouvertes : quand aura lieu cette correction et quelle sera son ampleur ? 
 
Vous dites que finalement, la victime de cette inflation des droits sportifs, c'est le consommateur en bout de chaine. 
 
C’est intéressant de se replacer au niveau du consommateur, car in fine, lorsque les droits explosent, c'est lui qui est amené à débourser toujours plus. En Belgique le phénomène est encore assez limité comparé à la France où le montant mensuel monte jusqu’à 65 euros pour empiler tous les abonnements, sans compter les 25 euros supplémentaires qui seraient demandés pour la nouvelle chaine de Mediapro dès 2020… Bref, le choix du consommateur va devenir un élément clé pour la correction car la croissance du marché repose jusqu’ici sur son acceptation à payer toujours plus. 
 
Logiquement la personne qui décide du marché c’est vous et moi. Comment allons-nous regarder le foot demain ? Les ligues ont beaucoup fantasmé sur l’arrivée des Gafa pour continuer à alimenter le marché. Mais Netflix n’est pas intéressé et ceux qui testent, comme Amazon ou Facebook, procèdent avec prudence et de manière très précise. 
 
En revanche, le lancement prochain des plateformes de streaming d'Apple et Disney pour concurrencer frontalement Netflix va forcément impacter le marché : le consommateur de films et de séries va devoir dans les années à venir additionner les abonnements avec l’arrivée de ces nouvelles offres OTT. Oublions l’idée peu probable d’un Netflix du sport regroupant tous les sports car ce modèle est utopique et déja en train d’évoluer face à la concurrence. La société DAZN (DAZoNE) vient de tenter l’expérience mais elle rencontre des problèmes liés aux flux et à la géolocalisation et elle ne parvient pas à décoller vraiment. Par contre, les ligues commencent à s’organiser pour lancer et commercialiser leurs propres chaînes OTT dans le futur. En Espagne, l’UEFA et La Liga testent actuellement le modèle avec des produits qui ne sont pas vendus à l’international, comme le foot féminin ou la deuxième division espagnole. 
 
Quid du piratage ? 
 
Ce phénomène devient énorme et le challenge de l’industrie sera de faire payer les jeunes de 10 à 40 ans, comme cela a été le cas pour la musique et les films. Avec un débit de connexion qui ne cesse de s’améliorer, on accède aux sites pirates via le streaming. D’autre part, l'IPTV inonde le marché de ces "streaming box" pirates et donne accès pour une somme annuellede 100 euros à une offre de chaînes publiques et cryptées la plus large connue à ce jour. 
 
La situation actuelle des retransmissions sportives est similaire à la musique il y a 20 ans. Comme client, c’est encore un doux rêve de pouvoir accéder à une offre sportive semblable à celle de Spotify pour la musique. 
  
Comment votre livre a-t-il été accueilli ? 
 
Les gens me disent qu'ils prennent du plaisir à le lire. Cela me conforte dans l’idée d’avoir ouvert ce livre au grand public et de ne pas tomber dans une publication trop technique et rébarbative. En y intégrant des anecdotes personnelles, en y décrivant les personnages plutôt que des institutions, l’objectif était d’arriver à combiner la rigueur des informations et de rendre ce livre amusant à lire. J’ai l’impression de combler un vide dans les publications dans ce secteur et je reçois un accueil plus prononcé en France. Il n’est actuellement pas encore traduit, mais l’Angleterre semble intéressée. En Flandre pour mon premier article publié dans De Tijd, ils se sont permis de rebaptiser le livre "Kuifje in Poenland"… C’est un bon début. 

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