Aujourd'hui, plus aucune marque désireuse d'être dans l'air du temps ne peut se passer d'une stratégie de purpose ou de responsabilité sociétale. Celle-ci détermine dans une large mesure les décisions d'achat d'un nombre croissant de consommateurs. Au cours des dernières années, on assiste même à un glissement du purpose vers l'activisme de marque. Bienvenue à l'ère des "woken brands" ou marques socialement conscientes. D'où vient ce phénomène ? Y-a-t-il un revers à la médaille ? Notre analyse.
Bref retour en arrière. A la mi-juin, en plein recrudescence du mouvement Black Lives Matter (BLM), Henk Jan Beltman, le patron de Tony's Chocolonely, caviarde une statue de la Bourse d'Amsterdam avec la complicité d'un graffeur. Sa cible : Jan Pieterzoons Coen, ancien gouverneur général des Indes orientales néerlandaises et responsable, au XVIIe siècle, d'un massacre sur les îles Banda, un épisode noir du passé colonial de nos voisins du nord. La "peinture murale" - un emballage de Tony's Chocolonely avec le tag de Black Lives Matter - est rapidement enlevée, tandis que Beltman et son complice sont brièvement maintenus en détention. Toutefois, les nombreux tweets et articles parus dans les journaux néerlandais et internationaux ont permis d'obtenir la publicité voulue.
Aussi anecdotique et opportuniste que cette action puisse paraître, elle montre comment le militantisme des marques ou des entreprises a évolué au fil des ans. Les campagnes publicitaires purement activistes et les prises de position de United Colors of Benetton dans les années 1980 et 1990 sur des thèmes généraux tels que les convictions religieuses, le racisme et la santé ont cédé la place au lancement de plateformes de RSE plutôt abstraites, qui sont à leur tour supplantées aujourd'hui par l'activisme politique "concret" d'un Tony's Chocolonely sur un sujet pointu.
Depuis sa création, la marque de chocolat milite contre le travail forcé et pour une rémunération équitable des producteurs de cacao. Elle a même plaidé devant le Sénat néerlandais en faveur d'une législation visant à lutter contre le travail des enfants. L'opération menée à la Bourse d'Amsterdam, qui s'apparente plus à une action de guérilla d'une ONG comme Greenpeace qu'à une campagne de communication commerciale, est sans précédent pour une marque.
L'affaire Tony's Chocolonely est l'un des exemples les plus connus de ce nouveau type d'activisme de marque qui a émergé ces dernières années, mais on pourrait en citer bien d'autres. Il faut dire que l'air du temps se prête bien à ce genre d'opérations.
Astrid Leyssens, stratège RSE chez Intracto, cite plusieurs autres formes récentes d'activisme de marque : le mouvement Stop Hate for Profit contre Facebook, les campagnes de soutien au BLM orchestrées par Nike et P&G, l'action "ThePresident Stole Your Land" menée par Patagonia contre une décision de Trump, les campagnes contre les tabous menées par Yoni (sur les menstruations) ou Suitsupply (sur la normalisation des homosexuels) ou, plus près de chez nous, l'appui d'une centaine de grandes entreprises au projet "Sign for My Future" exigeant une politique climatique plus ambitieuse.
Benetton, le précurseur
« Benetton est sans aucun doute le cas le plus célèbre de stratégie basée sur l'activisme de marque », indique Fons Van Dyck, Managing Director de Think BBDO. « Il y a 30 ans, cette marque était plutôt une exception. Les visuels controversés du photographe italien Oliviero Toscani, ses prises de position politiques dans les journaux et sur les forums spécialisés en faisaient un cas à part. » Dès les premières campagnes du photographe italien en 1984, le choix de la signature maison s'affirme : United Colors. La plupart du temps, pas de message mais des images fortes: un baiser entre une nonne et un prêtre, une famille lesbienne tricolore, un nouveau-né avec son cordon ombilical, un malade du sida en phase terminale...
Astrid Leyssens : « Benetton est un parfait exemple d'activisme qui ne sort pas du cadre des campagnes. La marque s'est forgé une belle notoriété et de nombreux consommateurs l'ont adoptée parce qu'ils s'identifiaient à cette ouverture d'esprit, mais le manque d'ancrage dans l'organisation a rendu la stratégie inopérante à long terme. Qui plus est, la marque a dû pousser toujours plus loin le bouchon pour générer de l'impact. L'activisme doit aussi se refléter dans les activités et les ambitions de l'entreprise. Quand le fossé est trop grand entre les deux, cela pose problème. Les marques qui joignent le geste à la parole pour défendre une bonne cause, comme Ben & Jerry's ou The Bodyshop, ont un succès plus durable. »
Selon Fons Van Dyck, les origines de l'activisme de marque remontent à la contre-culture des années 1970 en Californie, avec des marques telles que Starbucks, Microsoft et Apple.
« Leur idéologie était une combinaison inédite de confiance aveugle dans le capitalisme et de sensibilité éthique très progressiste. Ces marques se préoccupaient déjà de thèmes tels que la diversité et les droits des minorités. »
Il poursuit : « Aujourd'hui, l'activisme de marque n'est plus un phénomène marginal, car il concerne toutes les grandes marques. La principale différence et la raison pour laquelle il s'agit maintenant d'un véritable activisme, c'est que cela dépasse le cadre de la simple RSE. Des marques telles qu'Unilever et Nike adoptent des positions politiques assez éloignées de leurs produits et process. Cela prend un tour plus politique, idéologique et social. »
Autre nouveauté : « Ce ne sont plus les CSR Managers ou porte-parole qui montent au créneau, mais les CEO en personne. Avec leurs campagnes sur la diversité et la durabilité, Nike et P&G servent de puissants relais à ces thèmes, qui ne touchent plus un groupe restreint d'idéalistes, mais un public très vaste de gens ordinaires. Elles contribuent ainsi grandement à sensibiliser l'opinion publique. »
La fin des marques neutres
Quels sont les ressorts de ce nouveau genre d'activisme auquel s'adonnent les marques ? Le stratège de Think BBDO pointe deux grandes tendances dans notre société. La première est une sorte d'émancipation (empowerment). « Aujourd'hui, il y a beaucoup plus de groupes minoritaires qui réclament leurs droits, que ce soit en termes d'orientation sexuelle, de culture, de handicap, etc. » note-t-il. « Il y a encore cinq ans, on ne voyait jamais de transsexuels ou de personnes handicapées dans les médias, ni dans les campagnes publicitaires, sauf si celles-ci portaient sur la thématique en question. Maintenant, Nike mène des campagnes avec des transgenres et en Flandre, Jupiler a soutenu le changement de sexe de Sam Bettens (l'annonce "Pintje, Sam ?" de BBDO, ndlr.) ».
La seconde tendance consiste en une mentalité plus axée sur le communautaire et donc moins individualiste. « L'association des deux donne lieu à de vastes mouvements sociaux comme Black Lives Matter, quasi révolutionnaires, qui contribuent à changer les mentalités », constate Van Dyck.
« Pour assurer leur pérennité, les marques doivent intelligemment jouer sur ces deux plans. Je tiens aussi à préciser que les nouvelles marques ne sont certainement pas les seules à y parvenir, de même que ce ne sont pas uniquement les jeunes de la woke generation qui se préoccupent de responsabilité sociale. Une multinationale plus que centenaire comme P&G consent aussi de gros efforts dans la lutte contre différentes formes de discrimination. En revanche, des marques plus récentes, telles qu'Amazon et Uber, sont loin de donner le bon exemple en matière de conditions de travail et d'égalité hommes/femmes. »
Astrid Leyssens considère que l'activisme et la responsabilité sociale revêtent une importance stratégique pour les entreprises et les marques : « Bon nombre de jeunes exigent des entreprises qu'elles s'engagent sur les problèmes de société. Grâce aux réseaux sociaux, la communication entre les consommateurs, les citoyens et les entreprises devient de plus en plus directe, de sorte que ces dernières sont de plus en plus confrontées à des questions sur les problématiques sociétales. »
Par ailleurs, le principe de neutralité de la marque appartient au passé, selon elle : « Les marques se dotent d'attributs émotionnels et fonctionnels, mais elles doivent prendre position, au même titre que les individus. Les consommateurs sont à la recherche de marques avec lesquelles ils peuvent s'identifier. Chaque marque a donc ses partisans et ses opposants, et l'activisme joue un rôle de plus en plus grand dans la constitution de communautés. »
Simultanément, les citoyens ressentent de plus en plus le besoin de se regrouper et de s'exprimer, estime Leyssens. « Rien que ces dernières années, nous avons eu le mouvement #metoo, la marche silencieuse contre les agressions sexuelles, le soutien massif des soignants pendant la crise actuelle du Covid-19, la mobilisation des jeunes pour le climat, les gilets jaunes, Black Lives Matter... Les entreprises et les marques doivent réfléchir au soutien à apporter à tel ou tel mouvement et ce qui peut le motiver. »
En outre, elle constate un phénomène de "peer pressure" : « Dans chaque marché, on trouve des exemples d'entreprises qui misent sur le purpose, de sorte que d'autres entreprises se sentent obligées d'adopter une stratégie similaire. D'autant que diverses études de cas montrent que les entreprises qui poursuivent une finalité sociale résistent mieux, ont des clients plus fidèles et trouvent plus facilement des employés ; elles sont également plus aptes à rebondir en temps de crise, notamment en cette période de Covid-19. »
« Autrefois, la qualité des produits et services offerts garantissait la pérennité d'une marque. Aujourd'hui, pour être à l'épreuve du temps, il faut absolument apporter une contribution à la société », ajoute Astrid Leyssens.
À cet égard, on observe un glissement du purpose vers l'activisme de marque, même chez les plus grands annonceurs. Marc Pritchard, Chief Brand Officer de P&G, expliquait dans une interview accordée à Warc en 2019 comment il comptait effectuer cette transition : « Le purpose est un concept si varié qu'il peut s'éloigner très fort des activités de l'entreprise. Il faut éviter cela à tout prix. Cela doit cadrer avec la marque. C'est pourquoi notre stratégie de marque repose sur le principe "Force for good, force for growth". Si l'on se limite à la première partie, on fait de la philanthropie. Si l'on s'en tient à la seconde, on ne recherche que le profit. Mais en combinant les deux, on assure son avenir. »
En 2019, alors que la bataille médiatique sur #metoo fait rage, P&G lance "The Best Men Can Be", une campagne Gillette contre la masculinité toxique ; pour Always, le groupe met en place l'opération "End Period Poverty", une distribution gratuite de protège-slips dans les écoles et mouvements de jeunesse pour permettre aux filles en situation de vulnérabilité de poursuivre leurs activités... Unilever est également convaincu que l'activisme de marque est l'élément clé. « Les bâtisseurs de marques doivent prendre position, susciter des mouvements, évangéliser et au besoin sacrifier certaines activités », indique la multinationale. Les Sustainable Living Brands, un nombre croissant de marques au sein du portefeuille d'Unilever qui poursuivent un objectif environnemental ou social, en sont l'illustration. Les plus visiblement impliquées dans l'activisme sont Ben & Jerry's, Knorr et Dove.
L'agir doit précéder le dire
Toute manifestation d'activisme de marque est immanquablement soumise à un examen critique qui peut avoir un effet boomerang pour l'entreprise, quelle que soit la pureté de ses intentions, quand le public y perçoit de l'opportunisme ou de l'hypocrisie.
Même les acteurs qui jouissent d'une solide réputation d'engagement social n'y échappent pas. Il suffit de voir ce qui est arrivé à Starbucks pour s'en convaincre. La société mène depuis des années des combats variés : interdiction du port d'armes, mariage homosexuel ou un thème encore plus sensible comme le racisme. Elle sait qu'elle prête ainsi le flanc à la critique. Lorsque Starbucks a lancé sa campagne #Racetogether en 2015 pour réunir des membres de toutes les communautés autour d'un gobelet de café de sa marque, elle s'est fait vilipender sur les réseaux sociaux par le mouvement BLM et a dû arrêter sa campagne au bout d'une semaine. Les critiques portaient sur la politique de Starbucks en matière de RH (un management exclusivement blanc), les faibles salaires des baristas latinos et l'aspect purement mercantile de l'initiative. Lorsqu'en 2017, à l'époque du "Muslim Ban" de Trump, la marque de café a annoncé qu'elle allait recruter 10.000 réfugiés dans le monde entier au cours des cinq prochaines années, elle a été étrillée et boycottée par les fans du président.
Pour qu'une stratégie d'activisme de marque soit couronnée de succès, le critère capital semble bien être la capacité de l'entreprise à étayer ses dires de gestes concrets. « Nike en est une parfaite illustration », estime Astrid Leyssens. « Le groupe a commencé par balayer devant sa porte en réglant diverses questions sociales - diversité du personnel, durabilité des bâtiments, etc. Il a favorisé l'empowerment et a donné de l'argent à des initiatives sportives dans des zones vulnérables. Ce n'est qu'ensuite qu'il s'est mis à prendre des positions de plus en plus politiques, notamment avec la campagne de Colin Kaepernick contre Trump et les initiatives autour de BLM. Nike exploite sa visibilité sur les médias sociaux et sur Internet pour prendre parti sur des thèmes de société, en harmonie avec sa politique et la vision de ses clients. Bref, une marque comme Nike n'est plus neutre et elle a construit un solide business case grâce à son activisme, avec plus de clients gagnés que de perdus. »
Astrid Leyssens : « Ce sont précisément sur les questions controversées que les marques peuvent de plus en plus faire la différence et être perçues comme vraiment activistes. »
« Une stratégie d'activisme de marque n'est crédible que si elle peut être mise en pratique », renchérit Fons Van Dyck. Autrement dit, il s'agit d'instaurer une nouvelle culture, tant pour l'entreprise que pour ses employés. Le temps où l'on parrainait une association caritative ou un mouvement, et que l'on se contentait de poster une photo, est bel et bien révolu. « Les entreprises qui ont soutenu financièrement BLM sont désormais jugées sur la diversité de leurs comités de direction et sur l'égalité salariale entre, par exemple, les Noirs et les Blancs. En général, plus l'activisme est éloigné de l'activité principale de la marque ou de l'entreprise, plus le risque de critique et de polémique est grand. L'une des règles d'or de ces stratégies est de faire quelque chose d'abord et de le dire ensuite, voire de laisser des tiers en parler. Ce n'est que dans un troisième temps que l'on peut y faire subtilement allusion. »
« J'estime que les entreprises devraient être autorisées à exprimer leurs ambitions et leurs opinions, même si elles n'ont pas encore atteint ces objectifs », réagit Leyssens. « J'aimerais voir plus de marques s'exprimer. Cela ne ferait qu'augmenter la pression pour faire bouger les choses. »
En d'autres termes, le talon d'Achille des marques qui se veulent militantes semble se situer dans d'autres domaines que le marketing et la communication. Une entreprise qui opte pour l'activisme de marque se rend vulnérable, quitte de facto le terrain du marché pour s'engager dans une joute avec d'autres parties prenantes, telles que les organisations de défense des droits de l'homme, les ONG, le monde politique, les militants, etc. « Ces acteurs sortent du contexte familier de l'offre et de la demande pour se mêler à un débat social où la lutte est plus la règle que l'exception », confirme Van Dyck.
Leyssens insiste sur l'importance de bien choisir le thème sur lequel on souhaite s'exprimer : « Il existe de nombreux problèmes sociaux : diversité, environnement, inégalité des revenus, délocalisation, etc. Certains sujets ne posent pas de problème, comme les enfants, la santé, la sécurité routière, les soins et la diversité, et les marques peuvent généralement s'exprimer sur ces questions sans trop de risques de résistance. Mais c'est sur les questions controversées qu'elles pourront de plus en plus faire la différence et être perçues comme vraiment activistes. Plus les marques sont nombreuses à se rallier autour d'un thème particulier, moins elles paraissent militantes. »
Qui plus est, les marques doivent tenir compte de l'apparition d'une certaine lassitude à l'égard de cet engagement. Dans les débats actuels, qui manquent singulièrement de nuances et font la part belle à la polarisation, on constate une opposition croissante à cette conscience sociale. Les mouvements qui se battent pour faire changer les choses, et surtout les marques qui veulent s'allier à eux, doivent donc veiller à ne pas se brûler en réduisant le débat à une politique identitaire.
Le retour de l'éthique
Pour conclure, on peut se demander si le passage à une approche plus militante du branding a déjà conduit à une réforme des structures dans les agences belges et à l'embauche de profils différents chez les annonceurs. Astrid Leyssen observe un rapprochement toujours plus marqué entre RSE, RP et stratégie. Par ailleurs, elle constate l'émergence d'agences de niche dédiées au purpose : « Les agences s'attellent également à tordre le cou aux stéréotypes. Davantage de mécanismes de contrôle sont mis en place dans les départements créatifs et toutes les agences numériques accordent une grande importance à l'éthique en matière de traitement des données et de respect de la vie privée. »
En juillet, Think BBDO, le cabinet de conseil en marques de BBDO, annonçait son intention d'élargir sa gamme de services au purpose et au thought leadership, en vue d'encourager les marques à porter un regard critique sur leur pertinence sociale. « Ces deux dernières années, nous avons mené des campagnes avec BBDO pour de grandes marques pleinement impliquées dans cet activisme, en prenant position sur des questions sociales et politiques », confirme le patron de l'agence. « Je pense à nos campagnes et actions pour Jupiler, Leffe, Lidl et le secteur culturel (State of the Arts, ndlr.). »
Fons Van Dyck estime que les créatifs, marketers et PDG ont un rôle à jouer dans ce domaine : « Les projets de qualité proviennent d'entreprises qui emploient des marketers socialement engagés, qui ne pensent pas uniquement en termes de débouchés et de parts de marché. La génération actuelle de CEO est également confrontée à un dilemme : en tant que patron, dois-je servir les intérêts des actionnaires ou dois-je contribuer à un monde meilleur ? Ce sont des choix cornéliens qu'il faut opérer en toute connaissance de cause. »
Et de conclure en citant l'exemple d'Apple, qui a lancé l'application Hkmap.live dans son Apple Store. Ce service qui montre les positions des manifestants et des forces de police, est notamment utilisé par les activistes lors des manifestations à Hong Kong. L'année dernière, le régime chinois a exercé des pressions sur la firme à la pomme pour qu'elle retire cette appli de son offre. L'entreprise et son CEO Tim Cook ont fini par obtempérer. La raison : assurer l'avenir de leurs activités en Chine...