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A la recherche du sens de la vie, ou de celui du marketing ?

Vendredi 3 Janvier 2020

A la recherche du sens de la vie, ou de celui du marketing ?

« Notre stratégie marketing repose sur notre purpose » ou « Rendre nos relations clients meaningful est au centre de nos efforts marketing »... Il y a de fortes chances que vous ayez entendu ce genre de propos ces derniers temps. Les marketers veulent rendre leur travail plus significatif, mais l'accumulation de termes tels que purpose, meaningfulness, RSE ou durabilité finit par constituer un vocabulaire opaque. Tentons d'y voir plus clair.

Un peu plus de trois quarts des marques pourraient disparaître du jour ou lendemain sans que les consommateurs s'en émeuvent. C'est l'un des résultats saisissants de l'étude internationale Meaningful Brand réalisée par Havas. Nous aurions pu commencer cet article en citant des chiffres sur la recrudescence des adblockers ou sur le zapping de la publicité. Mais le fait que 77% des marques souffrent d'un déficit de sens peut être considéré comme l'indice le plus évident que la confiance entre les consommateurs et les marques n'est pas au beau fixe. 

Il y a toutefois une bonne nouvelle : les entreprises en général et les responsables marketing en particulier sont de plus en plus conscients du problème. On le constate à l'intérêt croissant qu'ils manifestent ces cinq dernières années à des concepts tels que le responsabilité sociale des entreprises (RSE), "purpose" (finalité) et "meaningfulness" (sens). C'est la preuve qu'une réaction se met peu à peu en place pour s'interroger sur le rôle exact du marketing. Celui-ci se limite-t-il à booster les ventes ? Ou peut-il viser plus haut ? Du reste, ces termes comportent aussi un certain risque. Des voix critiques n'ont pas hésité à considérer ceux-ci comme des notions fourre-tout qui reflètent la énième mode éphémère. Il y a quelques mois, à Cannes, Alan Pope, le CEO d'Unilever s'inquiétait d'une forme de "purpose washing" qu'il sent apparaître : pour lui, ce phénomène menace d'affaiblir encore davantage la confiance des gens dans les marques... Il n'est donc pas inutile d'apporter quelques éclaircissements.

Vers une économie du sens

Pour s'adonner aujourd'hui à un "meaningful marketing", il faut commencer par bien cerner ce que l'on entend par le terme anglais "purpose" dans ce contexte, que l'on peut traduire par la finalité sociale poursuivie par une entreprise. Une illustration très claire en est donnée par la marque de chocolat Tony's Chocolonely, qui veut améliorer le sort des cultivateurs de cacao en refusant de collaborer avec des plantations exploitant des esclaves. 

Le terme purpose apparaît dans de nombreux rapports sur le développement durable et est donc loin de se limiter au marketing. En 2014, l'auteur américain Aaron Hurst a expliqué en détail dans son ouvrage primé "The Purpose Economy" comment le concept transcende le domaine du marketing. « A mes yeux, il est extrêmement important de ne pas y voir une sous-économie parmi tant d'autres. », souligne-t-il. 
« Il s'agit réellement d'une nouvelle ère de notre histoire. Après l'économie agricole, jusqu'en 1750 environ, nous avons eu l'économie industrielle, qui a duré deux siècles. A partir du milieu du siècle dernier, l'économie de l'information a pris le relais, et c'est maintenant l'économie du sens qui s'y substitue peu à peu. Cette transition doit constituer une des grandes priorités des entreprises. » 

Hurst aborde ensuite trois éléments qui sont d'une grande importance dans ce qu'il appelle l'économie du sens. Et ce n'est pas un hasard si ces trois composantes sont au coeur du métier de marketer : tisser des relations, créer un impact et stimuler la croissance (personnelle). Selon lui, il s'agit là des principaux points que les responsables marketing doivent garder constamment à l'esprit lorsqu'ils veulent recruter et fidéliser des clients. Cela indique-t-il une importance accrue du marketing dans les entreprises qui se positionnent autour d'un purpose clairement défini ? Hurst : « Le service marketing a en effet tout intérêt à jouer sur ces trois plans pour à la fois relier les gens entre eux, les aider à avoir un impact et les assister dans leur épanouissement personnel. » 

Toutefois, les liens qu'établit Hurt entre ces différents éléments présentent aussi un point faible. Comment les consommateurs peuvent-ils être certains que le marketer s'intéresse vraiment à la finalité sociale mise en avant et s'assurer qu'il ne s'agisse pas d'un simple tour de passe-passe pour réaliser ses propres objectifs, tels que la maximisation du profit ? « L'authenticité est bien entendu essentielle », réplique l'auteur. « Le principal test consiste selon moi à vérifier s'il existe une relation claire entre les investissements en marketing et les investissements en lobbying. Les entreprises qui prétendent oeuvrer en faveur du développement durable tout en faisant pression pour conserver des activités polluantes affichent une conduite tout à fait opposée à l'éthique. De nos jours, une telle attitude est sévèrement sanctionnée. »
Offre inconditionnelle

Dans la pratique, la vision économique de Hurst a donné lieu à tout un amalgame d'initiatives où les responsables marketing d'entreprises commerciales ont commencé à poursuivre des objectifs d'organisations non lucratives et vice versa. C'est également ce qu'ont constaté le chercheur Herman Toch et sa compagne Ann Maes, spécialiste RP, dans "The Positive Sum Game".
« Un jeu commercial où il n'est pas nécessaire de choisir entre l'individuel et le collectif, parce que les deux pris ensemble élargissent le terrain d'action. » C'est ainsi que Herman Toch synthétisait son livre en une phrase sur le site de BAM. « Les gens et les organisations sont trop obnubilés soit par les règles du profit, soit par celles du non-profit. Nous avons décidé de partir d'une nouvelle vision de l'homme et du monde, où l'individu ne constitue pas le centre de l'univers. Les organisations marchandes doivent devenir plus sociales et les organisations sociales se montrer plus entreprenantes. Le profit et l'engagement pour rendre le monde meilleur (purpose) jouent donc aussi un jeu à somme positive. »

L'ouvrage illustre notamment les différentes gradations qui existent entre profit et non-profit. « Nous distinguons cinq possibilités. Les deux extrêmes sont les entreprises commerciales d'un côté et les associations sans but lucratif de l'autre. Mais tout n'est pas nécessairement noir ou blanc. Quand Albert Heijn lance une application pour réduire le gaspillage alimentaire, on a affaire à une entreprise marchande qui décide d'oeuvrer aussi à l'intérêt général. L'étape suivante consiste pour les entreprises à chercher à réaliser des profits en vue d'atteindre un objectif spécifique, comme Tony's Chocolonely avec son ambition de supprimer l'esclavage dans la production de cacao. Enfin, côté non-marchand, on trouve des organisations "purpose 2.0" qui déploient des activités commerciales pour remplir leur mission sociale, comme l'association Kom op tegen Kanker. » 

En définissant une finalité concrète (ou en établissant un plan pour faire évoluer celle-ci), les marketers peuvent s'atteler à passer à l'étape suivante. Mais comment créer aussi du sens pour les consommateurs à partir de sa finalité ? C'est là qu'entre en scène le meaningful marketing, car une chose est de poursuivre une finalité, et une autre est d'avoir du sens. Le purpose est l'objectif que la marque tente d'atteindre, tandis que le meaningful marketing s'emploie à créer du sens pour les consommateurs en partant de cet objectif. 
Bart Lombaerts, Head of Content de Spyke, a consacré un ouvrage au sujet et nous en explique les enjeux concrets. « Mon livre part du constat que toutes les marques n'ont pas un rôle social à jouer. Une telle finalité sociale s'avère parfois incompatible avec les valeurs de la marque ou les attentes de la cible. En revanche, toute marque peut avoir du sens. J'envisage donc le meaningful marketing dans une perspective plus large.
Contenus et live

Reste à savoir comment une marque susceptible de jouer un tel rôle peut intégrer celui-ci à sa stratégie et aux activités quotidiennes du service marketing. C'est une question très pertinente : si une entreprise choisit une finalité sociale et adopte une approche dans laquelle elle offre de façon inconditionnelle un avantage à ses consommateurs, doit-elle adapter son marketing en conséquence ? Bart Lombaerts estime que les marques doivent surtout mener une solide réflexion stratégique pour circonscrire clairement le domaine dans lequel elles veulent être source de sens. Elles peuvent tabler sur l'inspiration ou le divertissement, développer une communauté, offrir quelque chose d'utile, proposer une assistance, etc. « Au Brésil, Nivea a réalisé une annonce-presse incluant un bracelet que les lecteurs pouvaient détacher et fixer autour du poignet de leur enfant. Une appli permettait de déterminer (par géolocalisation) la distance maximale à laquelle l'enfant pouvait s'éloigner du GSM. Une fois ce point dépassé, le lecteur recevait une notification. La marque a choisi d'offrir à sa cible un outil pratique, partant de l'insight que les parents veulent savoir où se trouvent leurs enfants sur la plage. Elle leur offre ainsi gratuitement de la valeur ajoutée. » 

Cette nouvelle approche se traduit-elle aussi par le recours à d'autres techniques de marketing ? « Le meaningful marketing se concrétise dans des initiatives génératrices de sens qui s'inscrivent toutes dans la même thématique », répond Bart Lombaerts. « Ces initiatives font très souvent appel au content marketing et aux expériences live. Tout d'abord parce que ces deux techniques sont très aisées à mettre en oeuvre, qu'il s'agisse d'offrir du divertissement ou de jouer un rôle social. Ensuite parce qu'elles sont très complémentaires. Le marketing de contenu se concentre principalement sur le partage d'information ou d'inspiration en ligne ou via des supports imprimés, tandis que les expériences live rapprochent les gens. Bref, un tandem idéal. »  

Bart Lombaerts met toutefois en garde contre une vision en noir et blanc. Si certaines disciplines récentes se prêtent particulièrement bien à la création de sens, pas question d'exclure pour autant les canaux de marketing traditionnels. Les médias classiques n'ont pas dit leur dernier mot. « C'est vrai, même s'il faut reconnaître que cette philosophie leur assigne un nouveau rôle. S'ils servaient auparavant à attirer l'attention du public sur les marques, produits ou offres spéciales, ils peuvent aujourd'hui aussi être utilisés pour faire connaître et promouvoir des initiatives en matière de sens. Une entreprise qui ne ferait appel qu'à ses propres canaux ne parviendrait pas à toucher rapidement une vaste audience. Parmi les supports publicitaires traditionnels, les magazines sont des accélérateurs très performants. Tout d'abord parce qu'ils se rapprochent fort des techniques utilisées en content marketing. Et ensuite parce qu'ils n'ont pas leur pareil pour construire des communautés. Or, ce sont précisément ces communautés qu'il convient d'exploiter en meaningful marketing. »
Une armée d'amis

Reste à savoir dans quelle mesure une entreprise peut ou doit attirer l'attention sur sa démarche de création de sens. Si elle en parle trop dans sa communication, elle risque de verser dans une forme de greenwashing. Si elle se montre trop discrète sur ce point, elle passera à côté de belles occasions. 

Ici aussi, Herman Toch et Ann Maes plaident en faveur d'une approche différente. « Les marketers peuvent mettre encore plus en lumière les messages positifs, en donnant suffisamment de munitions à leurs partisans », affirment-t-ils. Et d'encourager à miser sur une "army of friends", en instaurant une communication indirecte à travers des personnes dévouées à la cause de l'entreprise, à qui celle-ci fournit des arguments. Jamais deux sans trois : le duo cite de nouveau l'exemple de Tony's Chocolonely. « La marque fournit intelligemment quantité de munitions à son armée d'amis », explique Ann Maes. « Son arme la plus efficace est le produit, la tablette de chocolat elle-même. Déballez donc une de ces tablettes en compagnie d'amis. La première chose qui frappe est qu'elles sont réparties en morceaux inégaux (qui forment la carte des pays d'Afrique de l'Ouest où la marque veut mettre un terme à l'esclavage, ndlr.). C'est très bien vu, parce que cela vous donne des munitions pour parler immédiatement de la lutte contre les inégalités et l'esclavage. » 

Nous retournons ainsi à notre point de départ, c'est-à-dire au purpose et meaningful marketing : cette forme de storytelling fera douter très peu de consommateurs des bonnes intentions des marketers de Tony's Chocolonely. Si la marque disparaissait tout à coup des rayons, les gens la regretteraient. Pas seulement à cause du goût de ses produits, mais aussi parce que la finalité de l'entreprise a pris un sens clair pour de nombreux consommateurs. 

Pourquoi maintenant ?

Le succès actuel des concepts purpose et du meaningfulness n'est pas tellement l'effet d'une mode, mais bien la conséquence de diverses évolutions. Ces dernières années, le marketing a connu une transformation radicale avec l'émergence des nouvelles technologies, des réseaux sociaux, du développement durable et de nouvelles générations de consommateurs. « Si les marques veulent garder le contact avec les consommateurs, elles n'ont d'autre choix que s'adapter », analyse Bart Lombaerts. « Ce besoin de changer son fusil d'épaule se fait ressentir à différents niveaux : cela ne concerne pas seulement le marketing et la communication, mais aussi le management, où l'agilité et la rapidité gagnent du terrain, ou encore les ressources humaines, qui doivent s'adapter à la mentalité des millennials. » 

Ce constat s'inscrit tout à fait dans la lignée des propos tenus par Aaron Hurst au sujet d'un tout nouveau type d'économie. « L'économie de sens est en train d'émerger pour plusieurs raisons », dit-il. « Tout d'abord, l'économie de l'information a connu une augmentation significative du nombre de travailleurs du savoir. Ils occupent une position très forte au sein des entreprises, au point même de détenir plus de pouvoir que le management. Ils sont à la recherche de valeur ajoutée et, si les entreprises veulent retenir les talents, elles doivent suivre le mouvement. Par ailleurs, les femmes sont davantage représentées dans l'économie et le management. Or, elles attachent beaucoup plus d'importance à cet aspect. Troisièmement, les réseaux sociaux et les progrès technologiques sont également synonymes de transparence. Cela pousse de nombreuses personnes à étaler leurs ambitions et à vouloir inspirer les autres. Cela accroît en outre le besoin de valeur ajoutée et de sens. Étant donné que ce sont les gens qui font et défont l'image des marques, il est logique que celles-ci cherchent aussi à inspirer. » 

Hurst ne se réfère pas seulement aux besoins des consommateurs modernes ; il souligne aussi le rôle joué par les peurs, y voyant un changement de paradigme indéniable : « Dans le passé, nos angoisses existentielles étaient personnelles : n'allions-nous pas mourir de faim ? La guerre n'allait-elle pas nous anéantir tous ? Aujourd'hui, le climat est notre principale frayeur. Or, tout le monde peut contribuer à sa préservation. En même temps, on constate qu'aux Etats-Unis les pouvoirs publics sont de plus en plus impuissants. Les ONG peuvent prendre le relais, mais aussi les entreprises. » Raison de plus pour partir en quête de sens. 

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