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Fons Van Dyck: "Les marques ont le pouvoir - et la responsabilité - d'influencer les comportements et de façonner la société"

Vendredi 31 Janvier 2025

Fons Van Dyck:

Doit-on encore présenter Fons Van Dyck ? Auteur, conférencier et académicien, depuis un quart de siècle, il pilote Think BBDO, spécialisée dans les stratégies de marque et la communication, intégrée depuis peu dans le nouveau BBDO Belgium. 

Fons Van Dyck est également professeur invité à la VUB, où il enseigne la stratégie de marque et la communication marketing. Il a été élu Master Marketeer en Belgique en 2009 et parmi les nombreux ouvrages et chroniques qu'il a écrits, son livre "Het merk mens" a remporté le prix PIM du livre de marketing le plus innovant (en 2008).

Le 20 février prochain, il fera ses adieux à Think BBDO. Ce sera aussi l'occasion pour cet expert des mouvements socio-économiques américains de partager sa vision du "marketing à l'ère Trump"… Coïncidence, cette interview a eu lieu le jour de la seconde investiture du nouvel ami des oligarques de la tech US. 

Quels ont été selon vous les changements les plus marquants dans l’industrie ces deux dernières décennies ?

Il faut d'abord regarder ce qui n'a pas changé. Dans mes derniers livres, je décris quatre forces qui définissent les êtres humains que je synthétise par 4 C en français : la Curiosité (pour tout ce qui touche à l'innovation), la Connexion (nous sommes humains et sociaux), la Conquête (le combat pour la puissance, que ce soit dans le sport, la carrière ou le leadership) et la Conservation (valeurs, histoire et culture). Ces forces fondamentales sont toujours à l'œuvre.

Ce qui change, c'est l'intensité et la composition intrinsèque de chacune de ces forces. Par exemple, la technologie a radicalement évolué. Je me souviens de l'engouement suscité par l'arrivée de VTM en 1989 : tout à coup, nous avions besoin d'un spot 30" pour capter l'attention, la télévision dominait tout à cette époque. C'est devenu ce que l'on appelait "l'approche publicitaire classique". C'est aussi l'époque où j'ai rejoint le secteur privé, dans le marketing, chez Telenet, où j'étais le 27ᵉ employé. Une nouvelle ère, marquée par l'essor de la technologie, l'explosion de l'Internet et, plus tard, les réseaux sociaux.

Aujourd'hui, nous vivons dans une ère dominée par les algorithmes, qui façonnent les médias, le marketing et la communication. Cette évolution technologique force les marques à s'adapter.

J'ai également vu une transformation chez les consommateurs, dont j'évoquais les prémisses dans mon premier livre, "Het Merk Mens", en 2008. Naomi Klein avait ouvert la voie quelques années plus tôt avec "No Logo". C'est à cette époque que le pouvoir du consommateur sur les marques a commencé à émerger, symbolisé par la "Mentos eruption" qui est devenu un véritable phénomène de pop culture. Les consommateurs ont pris le pouvoir et ils sont aussi devenus plus critiques à l'égard des marques.

Enfin, la troisième évolution que j'ai observée est la montée en puissance du contexte sociétal, qui a pris de plus en plus d'importance dans la sphère des marques, des médias et du marketing. À partir du documentaire "Une vérité qui dérange" d'Al Gore, la conscience environnementale a commencé à émerger. La responsabilité sociale des entreprises et, plus tard, la diversité, l’équité et l’inclusion sont devenus incontournables. Cela n’existait pas auparavant. Jusqu’aux années 1970-1980, les marques vendaient des produits et services sans s’engager socialement. Aujourd’hui, cela fait partie intégrante de leur communication.

Ces transformations redéfinissent le rôle et les attentes envers les marques. Donc, pour résumer, si beaucoup de choses restent les mêmes - les 4C que j'évoquais -, ce qui a changé, c'est la technologie, le consommateur et la marque dans son contexte.
 
Je pense que si vous voulez être un bon marketer aujourd'hui, vous devez absolument comprendre et saisir ce contexte, ce qui s'y passe. Vous devez aussi réaliser que la politique aura plus que jamais un impact sur le comportement des marques.

Un autre thème récurrent dans vos ouvrages est celui des crises qui se succèdent et se transforment. Dans votre dernier livre, vous décrivez cette situation comme une "permacrise". Qu'est-ce qui distingue cette notion de celle de "polycrise" et avec quelles conséquences ? 

Une polycrise désigne plusieurs crises qui se déroulent simultanément. Une permacrise est une période prolongée, de 10, 15 ou 20 ans, où la peur devient dominante au niveau sociétal. Jusqu'à il y a quelques années, il y avait beaucoup d'espoir, beaucoup d'énergie, d'ouverture au changement dans le monde. Nous avons survécu au 11 septembre, aux attentats de Bruxelles… mais depuis le Covid, qui a eu un grand impact sur les jeunes générations, la peur et l'anxiété sont partout. Cela a des répercussions directes sur les marques, et deux tendances émergent dans ce contexte : la nouvelle montée en puissance des marques distributeurs et l'apparition des "méga-marques".

Comme lors des crises économiques des années 1970-1980, les consommateurs se tournent vers les produits de distributeurs. Depuis le Covid et l’inflation qui a suivi en 2022, ces marques blanches continuent de progresser dans de nombreuses catégories.

Parallèlement, nous assistons à une transition des super-marques aux méga-marques, des entités encore plus grandes et dominantes. Cela s'inscrit dans l'évolution technologique et économique, où une poignée d’acteurs, notamment les "Magnificent Seven", domine le monde. Ces méga-marques utilisent des algorithmes pour façonner ce que nous voyons et consommons. C'est une évolution sans précédent. Cela place ces méga-marques dans une position de pouvoir sans précédent, comparable à celle des industriels du 19ᵉ siècle qui contrôlaient non seulement les marchés, mais aussi la politique.

Quid de toutes les autres marques, hors les Sept Magnifiques, qui sont nombreuses à avoir un problème avec ce que représente Trump ? 

Je pense tout d'abord que ces marques doivent s'adapter à la nouvelle technologie, tout en restant fidèles à leurs valeurs. Au cours des 10 ou 20 dernières années, j'ai vu beaucoup d'entreprises qui défendaient un ensemble de valeurs progressistes en termes de responsabilité sociale des entreprises et, plus spécifiquement, de DEI. Cependant, ces engagements sont de plus en plus remis en question dans un contexte de polarisation croissante. Vous vous rappelez de Bud Light, qui a subi une vive controverse suite à une campagne perçue comme progressiste… Cela montre à quel point les marques doivent naviguer prudemment dans un environnement où chaque action peut être interprétée politiquement. Et ce qui s'est passé avec Bud Light, c'était un an et demi avant l'élection de Trump.

Vous abordez aussi fréquemment ce thème de la polarisation de la société dans vos ouvrages et chroniques. A ce sujet, vous dites qu'elle va s’accentuer, créant ce que vous appelez un "hiver mental". Qu'entendez-vous par là ? 

Le concept illustre cette période de conflits exacerbés que nous vivons, où les divisions sociales et politiques se multiplient. Cela a un impact significatif sur le marketing qui est intimement lié à la société dans laquelle il évolue. 

Nous vivons dans un monde où les combats sont omniprésents. Prenez l'exemple de Nike, une marque qui a longtemps incarné des valeurs progressistes, promouvant l'inclusion et la diversité. Aujourd'hui elle met davantage l’accent sur la performance et la compétition, avec des slogans comme "Winning is not for everyone". "Blood, sweat and tears", comme Churchill disait en pleine guerre… Le "winning is not for everyone" de Nike date du mois d'août 2024 ; là aussi, c'était trois mois avant l'élection de Trump. Cela reflète l’évolution des mentalités et la montée des discours autoritaires.

Reste-t-il suffisamment de forces sociales pour faire contrepoids ? 

Cela prendra du temps. Je pense que Musk n'est que le début d'une nouvelle ère de leadership autoritaire. Dans ce contexte, les marques doivent se poser des questions fondamentales sur leurs valeurs et leur rôle dans la société. Elles sont confrontées à un dilemme : continuer à défendre des valeurs progressistes malgré les critiques, ou adopter une approche plus neutre pour éviter les controverses. Ce choix est particulièrement difficile dans un environnement où les discours polarisants et les algorithmes amplifient les divisions sociales.

Certaines entreprises, comme Ben & Jerry’s ou Patagonia, ont depuis longtemps intégré des principes sociaux et environnementaux dans leur ADN. Elles ont choisi de rester fidèles à leurs convictions, quitte à perdre des parts de marché. D'autres, en revanche, optent pour une stratégie plus prudente, se concentrant sur leurs produits et évitant de prendre position sur des questions sensibles.

Cette neutralité est-elle une posture viable dans le contexte actuel ? 

Cette position peut sembler stratégique à court terme, mais elle ne suffira pas à long terme. Le rôle des marques dans une société polarisée est plus important que jamais. Historiquement, les marques ont parfois hésité à prendre position sur des questions sociales ou politiques, mais aujourd'hui, cette neutralité devient de plus en plus difficile à maintenir. Dans certains cas, ne rien faire peut être interprété comme un choix en soi.

Les marques doivent comprendre que leur impact va au-delà de la simple consommation. Elles ont le pouvoir - et la responsabilité - d'influencer les comportements et de façonner la société. Dans un monde en évolution rapide, les marques qui réussiront seront celles qui sauront innover tout en restant authentiques. 

Les marques doivent aussi comprendre que l'innovation ne se limite pas à la technologie. Elle englobe également la capacité à anticiper les changements sociaux, à répondre aux attentes des consommateurs et à s'adapter à des contextes en évolution rapide. Cela nécessite une vision à long terme, et une certaine audace. 

De quelle réalisation professionnelle êtes-vous le plus fier ?

Ma collaboration avec Telenet me tient particulièrement à cœur. J’ai participé à la création de la marque en 1996, et elle reste l’une des rares dans le secteur des télécommunications à n’avoir ni changé de nom ni modifié son logo ou sa couleur principale en presque 30 ans. Cette constance est exceptionnelle dans un marché aussi compétitif et en constante évolution. Le succès de Telenet repose sur une vision claire et sur la capacité à rester fidèle à son identité de marque, tout en s’adaptant aux nouvelles technologies et aux attentes des consommateurs.

Un autre exemple de résilience est celui de KBC, qui, avec Electrabel, ont été les premiers clients de Think BBDO. J'ai participé à la redéfinition de la marque il y a 25 ans. Ce travail impliquait de réimaginer la marque pour répondre aux défis d’une nouvelle ère, notamment en termes de digitalisation et de mobilité. Aujourd'hui encore, cette transformation reste un exemple de la manière dont une stratégie de marque bien pensée peut résister à l’épreuve du temps. Dans d'autres cas, il s'agissait d'accompagner les marques à travers des crises. Je pense notamment à la campagne "Uw Sociale Zekerheid" pour le SP dans les années 1990, qui reste la seule campagne politique à avoir remporté un prix Effie.
 
Je tire aussi de la fierté de tout ce travail en équipe que nous avons réalisé chez Think BBDO. Au-delà des stratégies et des campagnes, le facteur clé de réussite d’une marque réside dans les personnes qui la portent.  J’ai toujours cru en l’importance de constituer une équipe talentueuse et dévouée. Souvent, ces talents ne savaient même pas qu’ils avaient les compétences nécessaires jusqu’à ce qu’ils soient placés dans un environnement où ils pouvaient s’épanouir. Un bon gestionnaire est aussi fort que son équipe : durant mes années chez Telenet et BBDO, j’ai eu la chance de collaborer avec des individus exceptionnels, qui ont contribué à construire des marques fortes et résilientes.
 
Quelles sont les qualités d’un bon stratège de marque ?

Je décris souvent les bons stratèges de marque comme des "mini-Einstein", capables de jongler avec deux dimensions essentielles : le temps et l’espace. 
 
Le temps implique de savoir jeter des ponts vers l’avenir tout en tirant des leçons du passé. Quant à l’espace, il s’agit de sortir de sa bulle, de s’ouvrir aux réalités des consommateurs et d’observer le monde avec curiosité.

Être à l’écoute des tendances locales et globales est crucial. Par exemple, en travaillant à Molenbeek, un quartier multiculturel de Bruxelles, j’ai pu observer des dynamiques sociales qui influencent directement les comportements des consommateurs… Comprendre ces nuances est essentiel pour développer des stratégies de marque pertinentes. Donc, il faut aller vers les gens. Tous les stratèges veulent changer le monde, mais aujourd'hui, en tant que stratège, à un moment ou un autre, vous devrez vous frottez à des jeunes de 18 ans qui votent Trump !  

Il est essentiel de rester curieux et engagé. Le monde change rapidement, et chaque jour apporte de nouveaux défis, mais aussi de nouvelles opportunités. "Where there’s a will, there’s a way". Avec de la volonté et une vision claire, il est possible de transformer les plus grands obstacles en opportunités.
Caroline Pauwels, avec qui j'ai fait mon doctorat à la VUB, le répétait sans cesse : "Continuez à vous émerveiller". Le plus grand danger est de se refermer, de devenir défaitiste, de se décourager. Restez émerveillés, restez ouvert au changement, continuez à apprendre et, surtout, restez fidèle à vous-même.

Quel serait votre héritage ? Ce que vous aimeriez transmettre en tant que stratège de marque ?

En tant que stratège, je crois que l’une des choses les plus importantes que nous pouvons laisser derrière nous est une meilleure compréhension du rôle des marques dans la société. Ce n’est pas seulement une question de vendre des produits ou de promouvoir des services, mais aussi de contribuer positivement au monde.

Mes écrits ont pour but d’inspirer les nouvelles générations de marketers à penser différemment et à repousser les limites de ce qui est possible. Je reste convaincu que le marketing peut être une force pour le bien, à condition qu’il soit utilisé de manière réfléchie et responsable.

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