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L'achat média en principal ou le retour du bulk buying en mode 2.0, par Fred Bouchar (MM)

Samedi 26 Octobre 2024

L'achat média en principal ou le retour du bulk buying en mode 2.0, par Fred Bouchar (MM)

Ces derniers jours, les présentations des résultats trimestriels des holding publicitaires ont été émaillées par la résurgence du "principal-based buying" ou "achat en mode principal" qui consiste pour les agences médias à acheter des espaces publicitaires pour les revendre ensuite à leurs clients.
 
Cette pratique vient de faire l'objet d'une passe d'arme assez surréaliste entre Mark Read et Arthur Sadoun, les patrons respectifs de WPP et Publicis : le premier parlant de "boîte noire" qui alimente la croissance de son concurrent, le second minimisant la portée de cette pratique ; les deux mettant en avant la transparence de leur "inventory media" - l'autre nom donné par le patron de WPP aux espaces achetés en mode principal… "Surréaliste" car parler de transparence en la matière est pour le moins contre-intuitif. 
 
Plus étonnant encore est la sortie de Philippe Krakowsky, le CEO d'IPG, qui a dit haut et fort que Mediabrands va davantage investir dans le développement de services d’achat média en mode principal. Le but ? Répondre à un paysage média en mutation (bla bla bla) et, plus fondamentalement, ne pas se laisser distancer par ses concurrents « plus avancés » en la matière. Il a déclaré que l'achat média en principal avait été un facteur « décisif » dans les grands appels d'offres qu'IPG a récemment perdus.
 
En réalité, bien qu’il ait évolué, le modèle de l'achat média en principal nous ramène au début des années 1970 et à la création de Carat par le Français Gilbert Gross : en écoutant les radios commerciales, il avait remarqué que les pubs étaient concentrées autour des heures de grande écoute ; il a dès lors proposé aux stations d'acheter en gros les invendus pour les revendre lui-même en direct à ses clients… C'est ainsi qu'est né le concept de "centrale d'achat média" : autour de cette notion de "bulk buying" tant décriée à l'époque par les agences de pub, avant qu'elles n'externalisent leurs départements médias pour créer leurs propres "centres médias" devenus au fil du temps les agences médias que l’on connait aujourd’hui. Les plus anciens se souviennent des bras de fer homériques entre les agences de l’ACC de l’époque, entre ceux qui ont immédiatement adoubé Crystal et ceux qui voulaient contrecarrer cette agence lancée par Deficom et Anne Bataille. Crystal est devenue Carat, et on connait la suite de l'histoire (*). 
 
Le temps passant, et la loi Sapin qui avait donné le coup d'arrêt à la pratique du bulk buying pour ainsi dire oubliée (car obsolète), l'achat en principal est revenu en force à l'aune du programmatique et de trading desks comme Xaxis chez GroupM. Manifestement rentable, le modèle s’est étendu aux médias traditionnels, notamment dans le cadre de ce qu’on appelle des "content deals". 
 
« Dès lors qu'une agence achète de l'inventory media, elle doit le fourguer, peu importe comment », explique l'un de mes interlocuteurs (comme tous ceux que j'ai interrogés, il souhaite garder l'anonymat). « Généralement, cela implique aussi que les annonceurs acceptent de payer un prix global et qu'ils renoncent à leur droit de savoir combien les agences ont initialement payé cet inventaire... L'objectivité du planning ? On s'en torche, et on oublie la transparence ! » De fait, l'achat média en principal n'est pas auditable. 
 
Un autre : « Certains annonceurs n'y voient pas d'inconvénient, au contraire. Pour eux, tant que c'est bon marché, c'est tout ce qui compte. Ce sont généralement ceux qui considèrent le média comme une commodité, et l'achat en principal, c'est la commodité poussée à son paroxysme. »
 
« Du courtage sous un autre nom », chroniquait récemment Nick Manning, le co-fondateur de Manning Gottlieb (OMG) et ancien Chief Strategy Officer d'Ebiquity. 
 
Pour lui, l'orientation vers le "shoppability", c’est-à-dire la réduction du parcours d’achat et la remise en cause des modèles de marketing traditionnels, font que les agences choisissent la voie la plus facile et la plus rapide vers plus de profit : « Elles obtiennent des inventaires à bas coût dans le cadre de leurs négos, elles les conditionnent et les revendent à leurs clients avec une marge non divulguée. Le client est "autorisé" à voir où ses pubs sont apparues (s'il le demande) et le prix de vente payé (s'il insiste), mais pas le prix d'achat en gros. On peut supposer que la marge réalisée par les agences est nettement supérieure à celle qu'elles feraient en négociant de manière traditionnelle. »
 
On évoquait les annonceurs qui se satisfont du modèle. Reste tous les autres, plus nombreux peut-on l'espérer, ceux qui considèrent que les médias contribuent à la construction de la marque, ceux qui disposent de l'expertise média et qu'en principe les agences aspirent à gérer… Pensez-vous que ces annonceurs apprécient d'entendre leurs partenaires dire haut et fort qu'elles vont privilégier l'achat en principal ?
 
Et quid des régies ? Certaines s'en émeuvent - « C'est tout bonnement du blanchiment d'incentives ! », m’a-t-on joliment lancé -, quand d'autres s'en accommodent… après tout, ne font-elles pas déjà de plus en plus le planning pour certains de leurs clients agences ? 
 
Mes interlocuteurs - régies et agences - martèlent que l'achat en principal se pratique à dose homéopathique, mais le modèle se répand. Tous en conviennent.  

Nick Maning enfonce le clou : « Les holdings utilisent de plus en plus des modèles de trading basés sur le principal pour gonfler leurs marges, mais le manque de transparence dans l’inventory media va à l’encontre des principes de l’industrie et la forte hausse de son utilisation devrait vraiment inquiéter les annonceurs. »  Il estime que ce modèle constitue un recul majeur à un moment où les annonceurs ont besoin et souhaitent un meilleur accès aux données. 
 
« Aussi étrange que cela puisse paraître aujourd'hui, le rôle de l'agence média était autrefois d'agir dans le meilleur intérêt de ses clients et de négocier fermement en leur nom. Aujourd'hui, elles négocient pour leur compte et cachent la marge d’arbitrage au client. Ces accords échappent à tout audit légal grâce à des exceptions dans les contrats client-agence (…) La légitimité de tout cela est douteuse, mais il est indéniable que les agences veulent pousser leurs clients à acheter ce qu'elles ont déjà sécurisé, que cela réponde ou non à leurs attentes. À moins bien sûr qu'elles aient une connaissance parfaite de tous leurs besoins et qu'elles maîtrisent parfaitement leur répartition », ironise l'expert britannique.

(*) Anne Bataille l'a entre-temps mentionné sur Linkedin, et c'est vrai que j'aurais dû le préciser : Carat n'a jamais pratiqué de bulk-buying en Belgique. 

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