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Les régies TV à l'heure de la VOD

Mercredi 11 Décembre 2024

Les régies TV à l'heure de la VOD

La consommation vidéo omnichannel n’a pas seulement un impact sur la forme du contenu audiovisuel, elle influence également la manière dont il est commercialisé. Là aussi, la concurrence entre les acteurs est féroce et internationale. De plus, les aspects technologiques (et leurs coûts) s’avèrent aussi un enjeu de taille. Résultat : la mission de nos régies est un plat de consistance plus élaboré que jamais. Nous en avons déjà identifié quatre ingrédients.
Terrain de jeu hybride
Pour la télévision linéaire, c’est un peu comme pour la radio FM : même si les comportements d’écoute et de vision évoluent continuellement, pendant une longue période (indéterminée, jusqu’à nouvel ordre), des formes de consommation analogiques et diverses formes digitales coexistent. 
« Aujourd’hui, la consommation télévisuelle est hybride : les gens la regardent via le câble et en streaming »​, affirme Alex Thoré, CEO de Var. 

« Les broadcasters et les régies doivent évidemment évoluer pour suivre ces tendances digitales online et on demand, mais ils doivent également continuer à servir leurs consommateurs linéaires et leurs annonceurs. »
Cela n’empêche pas le nombre de téléspectateurs live de diminuer, ce qui entraîne une baisse des revenus issus de la télédistribution en raison d’un nombre moindre d’abonnements au câble. Selon une étude réalisée par PMP Strategy à la demande de DPG Media et Play Media, il pourrait y en avoir environ 600.000 de moins rien qu’en Flandre d’ici cinq ans, ce qui pourrait coûter 31 millions aux chaînes concernées. Dans le même temps, le marché de la publicité TV locale est sous pression : selon la même étude, il générerait 20 millions de moins d’ici 2029. La tendance est sans doute similaire du côté francophone.

Les investissements dans les plateformes digitales BVOD comme Go Play, VTM GO et VRT MAX ou RTL Play et Auvio devraient contribuer à compenser l’érosion linéaire. « Nous combinons la vidéo linéaire, la vidéo en ligne et les offres de formats courts », explique Wim Jansen, CCO de DPG Media. « Nous suivons les spectateurs dans leur expérience de vision et nous offrons aux annonceurs la possibilité de les atteindre grâce à une expérience homogène sur les plateformes appropriées. Les revenus proviennent en partie du linéaire et en partie du digital. Vous allez chercher vos budgets à l’endroit se trouve le spectateur ou le lecteur. » 

À ce propos, Alex Thoré insiste sur la nécessité de proposer une offre (publicitaire) locale aussi large et forte que possible. « Les chaînes publiques peuvent également jouer un rôle dans la dynamique qu’exige un marché aux multiples acteurs. Je me demande si la Flandre ne gagnerait pas à pouvoir activer le marché via toutes les plateformes vidéo sur tous les canaux de notre écosystème national. Au niveau média-économique, nous pourrions encore élargir notre offre vidéo afin de réellement rivaliser avec les acteurs internationaux. Toujours en endossant notre rôle sociétal bien sûr, dans le cadre de notre mission publique et avec la prudence qui s’impose. » Ce qui est d’ailleurs déjà le cas du côté francophone.

Le CEO de Var ajoute que le service public, via VRT MAX comme total content platform -  proposant de la vidéo mais aussi de l’audio - peut avoir un impact positif sur le développement de nouveaux marchés, tels que le podcasting, créant ainsi de nouvelles opportunités que tous les acteurs peuvent exploiter.

Mais quoi qu’il en soit, cette (potentielle) offre digitale supplémentaire des acteurs locaux ne suffit pas encore à renverser la situation, ce qui entraîne une pression publicitaire excessive à certains moments. « Il est nécessaire de développer un modèle qui permette de limiter la durée de la publicité », affirme à ce sujet Massimo Papa, Deputy General Director de RMB. « Les telco détiennent une partie de la solution, car ils disposent d’une technologie adressable qui permettrait de réduire la pression publicitaire si la publicité était mieux ciblée. Aujourd’hui, cela représente à peine 4 ou 5% du marché. Cela s’explique en grande partie par des prix trop élevés. »

Parlant de prix, il n’y a pas que l’adressable qui soit cher, la pub TV dans son ensemble a également la réputation de l’être de plus en plus. Il convient toutefois de nuancer le propos. « On peut effet parler d’inflation pour la télévision linéaire, mais pour le digital, il s’agit d’une augmentation limitée et pour le format court, rien ne change », précise Wim Jansen. « Dans l’ensemble, l’augmentation des coûts média pour la vidéo reste proche de l’inflation belge. » Un regard sur les chiffres récents de l’UBA nous apprend que ce raisonnement est correct, bien que les chiffres soient plus élevés que l’inflation : le coût des médias en Belgique augmenterait de 5,1% en 2025, avec pour cause principale une hausse estimée de 7,5% de la télévision linéaire. Un écueil que l’on trouve non seulement dans notre pays, mais semblerait-il aussi au niveau international.

« Nous devons également être en mesure de maintenir un prix conforme à notre économie », ajoute Massimo Papa. Il fait aussi référence au fait que l’argent de la publicité doit servir, entre autres, à financer la production locale, un paramètre que certains concurrents n’ont pas à prendre en compte. « La CTV ou d’autres plateformes UGC qui ne font qu’agréger du contenu n’ont pas à maintenir leurs prix. La seule chose qu’elles doivent financer, c’est leur technologie. » À cet égard, une obligation d’investissement généralisée pour les plateformes de streaming et de médias sociaux, telle que le gouvernement flamand veut l’imposer, pourrait être une bonne chose.
Accessibilité et complexité technologique
Comme déjà dit, le spectateur de confort classique se transforme de plus en plus en un spectateur insoumis et surtout versatile dans ses choix. « Afin d’attirer ces eyeballs et d’atteindre une audience commercialisable, nos broadcasters doivent avant tout s’assurer que leurs programmes se distinguent des autres dans un contexte d’encombrement et de concurrence féroce », estime Bart Demeulenaere, CCO d’Ads & Data. 

Mais quelle que soit sa qualité et son intérêt, pour le consommer, il faut évidemment aussi qu’on puisse trouver le contenu. D’abord via une app BVOD conviviale, mais aussi grâce à sa disponibilité sur des plateformes digital first screen telles que la CTV, ce qui complique encore les règles du jeu. Dans ce contexte, l’obligation de must carry suggérée par la ministre flamande des Médias après que Play Media et DPG Media ont tiré la sonnette d’alarme fin novembre, pourrait apporter un début de solution.
« Il faut que vous puissiez diffuser votre contenu non seulement sur une télévision classique et votre app en ligne, mais aussi via la smart TV de Philips, Samsung, LG, Apple... Après la diversification du mode de vision, on assiste maintenant à une fragmentation de la technologie et du device », poursuit Massimo Papa. « Cela a des conséquences pour la régie. Elle doit être capable de diffuser ses publicités sur tous ces canaux. »
« Le défi devient donc technologique. Savez-vous que chez RMB, nous avons aujourd’hui besoin de 30 technologies différentes pour servir nos clients ? »

L’exercice est complexe, mais il a aussi un prix : dans le passé, la majeure partie des coûts d’un éditeur était principalement consacrée à la production et à la diffusion. De nos jours, la distribution représente un coût important. « Cette complexité technologique se retrouve également dans la composition de nos équipes, qui comptent aujourd’hui beaucoup plus de spécialistes en technologie », explique Massimo Papa. « Ce besoin d’expertise se retrouve chez tous les acteurs. »

Et ce n’est pas tout. Une fois le contenu trouvé, pour en commercialiser l’audience linéaire et digitale générée, il faut bien sûr des chiffres. Ce besoin est au cœur de l’approche CIM One et du panel XM afférant. « Ils nous apprendront de combien et de quels eyeballs nous disposons. Ces mesures nous donneront davantage d’informations, et plus précises, sur l’audience, et grâce à ces données dédupliquées, nous pourrons créer de meilleurs segments », indique Bart Demeulenaere. 

Mais une fois ces segments définis et vendus, ils doivent également être livrés et faire l’objet d’un reporting. « Cela aussi doit être dédupliqué », ajoute le CCO d’Ads & Data. « Nous aurons besoin d’une nouvelle tech stack pour tout connecter et faire en sorte que l’ensemble fonctionne. En fait, nous aurons besoin d’un ID pour suivre l’utilisateur tout du long. C’est déjà un défi au sein d’un groupe comme Play Media ; quand on examine cela au niveau du marché, cela devient une mission gigantesque et complexe. »
Sales of show ?
Le défi technologique relevé, une autre question, plus philosophique, se pose aux régies TV.
Bart Demeulenaere : « Comment allons-nous vendre nos eyeballs ? En tant que tels ou comme des eyeballs avec un outcome ? Pour des campagnes d’awareness ou de considération, ou pour de la performance ? Actuellement, on a tendance à tout ramener à la performance, mais la TV est par nature un média qui mise sur l’upper funnel, et beaucoup moins sur le lower funnel, mais sur le long terme, la television a un impact clair sur la conversion. »
Cela reste logique aujourd’hui : on choisit les médias traditionnels en fonction de leur contenu que l’on veut consommer, alors que sur les plateformes, la motivation est différente. « On ne suit pas vraiment ce qui se passe, on les regarde comme scotché », poursuit-il. « Il est donc plus facile de se laisser distraire pour acheter des chips ou des lunettes. Si l’on ne considère l’impact que sous forme de conversion, nous ne pouvons pas rivaliser avec les plateformes. C’est un piège dans une société axée sur le court-terme. »

Wim Jansen partage cet avis. « Partout dans le monde, la TV et la vidéo sont le média de l’effectivité. Nous sommes de puissants brand builders, nous avons une large couverture, tandis que les médias sociaux sont synonymes de conversion. C’est à nous de montrer que, grâce à nos capacités de targeting, nous pouvons aussi être forts dans le mid et le lower funnel. Nous y travaillons mais pour l’instant, les médias sociaux nous taillent injustement quelques croupières. Sans notre branding, leurs résultats en conversion seraient moins parlants. »

« Nous devons éviter d'aller trop loin dans le funnel, une tentation qui entre en jeu parce que la consommation digitale nous donne les données nécessaires pour le faire », prévient Bart Demeulenaere. « Mais 90% de notre valeur réside dans les 60% qui doivent être consacrés au brand building, au showmanship. C’est là-dessus que nous devons insister, sans nous laisser tenter par ce que les plateformes offrent. »
(Plus) forts ensemble
Pour faire face à la concurrence internationale et à la pression exercée sur l’écosystème, il est évident que tous les acteurs locaux d’un petit marché comme le nôtre gagneraient à coopérer davantage. « Nous devrions pouvoir offrir aux annonceurs une consommation locale, des eyeballs générés localement, de manière uniforme, faciles à acheter par le biais d’un one-stop-shop, avec un reporting simple », affirme Bart Demeulenaere, soulignant que le problème est en fait aisé à résoudre. « Nous pourrions tous acheter et utiliser le même système d’exploitation, comme c’est déjà le cas au Royaume-Uni, par exemple. Mais nous sommes tous têtus, nous avons tous un gros ego, et nous avons du mal à nous projeter dans cinq ans. » 

Pas facile à admettre, mais vrai. Ce qui n’empêche pas que, quelle que soit la volonté des acteurs, ils restent des concurrents qui s’affrontent sur un certain nombre de frontières juridiques, entre autres. « Les autorités belges de la concurrence nous considèrent d’un point de vue régional, alors que ce n’est pas à ce niveau que se situe la concurrence. Les politiciens ont la lourde responsabilité de placer la concurrence et les règles relatives à la position dominante sur le marché des médias dans la bonne perspective et d’en donner une interprétation contemporaine, lorsqu’il s’agit de collaborations entre tous les acteurs locaux », conclut le CCO d’Ads & Data.

Wim Jansen insiste encore sur la nécessité et la valeur ajoutée d’un écosystème (publicitaire) local solide pour les annonceurs, ainsi que sur la détermination des régies et des diffuseurs à prendre leur destin commercial en main et à défendre leurs revenus contre les dangers, imprécis ou non. « Nos médias sont des piliers de la démocratie, nous avons une fonction sociale », argue le CCO de DPG Media.
« Nous sommes vigilants et nous savons ce que représente la culture en Belgique. Nos médias locaux sont qualitatifs et offrent donc un meilleur cadre aux messages publicitaires. Les études montrent en effet que les gens sont plus réceptifs aux messages publicitaires qu’ils voient dans un contexte qualitatif. Nous savons aussi que notre contenu local est entièrement "curated" et brand safe », ajoute le Chief Commercial Officer de DPG Media.
« Aujourd’hui, les éditeurs et les diffuseurs locaux disposent également des données et des services nécessaires pour commercialiser ces atouts, alors pourquoi devraient-ils laisser fragmenter davantage leurs offres au niveau international et perdre ces revenus ? Nous voulons vendre notre propre offre. Sans l’intervention de parties superflues qui n’apportent pas de valeur ajoutée. Sur base de standards communs. Et sans oublier qu’il y a une grande différence entre regarder la tv sur grand écran en famille et une session de "doomscrolling" de deux minutes en attendant le métro. »

La problématique des standards communs pour toutes les formes d’OLV est la prochaine question épineuse pour le secteur. « Quel sera le critère dans l’industrie ? », s’interroge Alex Thoré. « Classiquement, c’est le coût/000, mais ce concept est-il toujours pertinent ? La manière dont vous consommez le contenu (et la publicité) a un impact sur la façon dont le message vous parvient et donc sur la qualité du contact. Un écran plus grand n’a pas le même impact que l’écran mobile. La mesure cross-média annoncée devrait être combinée à des critères qualitatifs : je crois par exemple davantage au coût par attention qu’au coût par contact. Une currency claire et commune est indispensable, tout comme son financement. C’est l’une des plus grandes priorités. »

Son collègue francophone est du même avis : « Autrefois, le travail d’une régie était simple », explique Massimo Papa. « Nous nous demandions ce que nous allions rapporter, quelles augmentations de prix nous allions appliquer aux médias et comment faciliter l’accès à nos portefeuilles. Aujourd’hui, il faut maîtriser les données, tenir compte de la fragmentation de la technologie et du nombre d’acteurs impliqués, de l’automatisation croissante et de la mondialisation des centres de décision. Et l’évolution ne s’arrête pas là : le contexte continue de changer. Par exemple, la TV et la vidéo en ligne doivent désormais prendre en compte le gaming. Les acteurs de ce secteur diffusent également du contenu en streaming et représentent une couverture considérable. Et eux aussi veulent une part du gâteau publicitaire ». 

Comme on le voit, les régies ont et auront encore beaucoup de pain sur la planche.

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