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Les visions de Musk par Elon Musk, par Bruno Liesse

Samedi 22 Juin 2024

Les visions de Musk par Elon Musk, par Bruno Liesse

C'était assurément l'événement le plus couru de la semaine cannoise : l'interview d'Elon Musk par Mark Read, sur la transformation technologique et un inévitable focus sur l’IA. Deux pour le prix d’un.

Le patron de WPP commence plutôt fort, en revenant sur une citation de son interlocuteur qui a marqué les esprits en novembre dernier : « Go fuck yourself! », adressait-il dans une interview TV aux annonceurs qui avaient décidé de quitter X pour des raisons de propos antisémites lisibles sur la plateforme. Ne croyez pas que le Techno King puisse se laisser déstabiliser à devoir se justifier de ce conseil rude, devant un cénacle de plusieurs centaines de publicitaires du monde entier. « Il ne s’agissait que de certains cas. Pas d’une considération d’ensemble pour les annonceurs, et encore moins pour les publicitaires. Je refuse toute forme de censure sur ma plateforme, et si soutenir la liberté de parole me coûte de l'argent, c’est l’option que je choisis. » Sauf que les départs ne concernaient pas que ce cas de buzz antisémite, d’ailleurs les réseaux sociaux sont tous exposés quotidiennement à d’innombrables cas de dérapages par autant de particuliers. Et que le recul des chiffres de X s’explique aussi par des décisions stratégiques n’ayant pas forcément plu ni aux clients, ni aux audiences. Mais soit.

Elon Musk déclare en tout cas être « très concerné par le sujet de la brand safety », et assure que sa plateforme est de loin la plus fiable à ce sujet. « Il est évident que la liberté d’expression n’autorise pas pour autant des propos et des contenus illégaux. » Mais d’un autre côté, il ne souhaite pas « sponsoriser des responsables de censure ». Et d’ailleurs, « les annonceurs peuvent choisir leurs contextes, et leur stratégie les amènera à s’exposer à plus ou moins de risques. Qu’ils se préoccupent déjà de délivrer des publicités intéressantes ou fun pour le consommateur. » Concluons en prétendant qu’il s’agit de cas par cas, sauf que X touche bientôt les 400 millions de users. Même avec le support de l’IA, il reste du boulot.

Des publicités intéressantes, disiez-vous ? « Celles qu’on aurait envie de se repasser. Genre, tu reviens en arrière sur ton pré-roll (rires dans la salle : le propos semble absurde, mais l’est-il ?). Elles peuvent être amusantes, jolies, mais surtout, utiles, correspondant à un produit qu’on pourrait acheter. En cela, elles contiennent une info intéressante. Les pires publicités, selon moi, sont au départ celles qui sont mal ciblées, qui touchent des personnes qui n’achètent et n’achèteront jamais votre type de produit. » Et d’enchaîner sans trop de surprise, sur le fait que chez X, il est justement possible d’établir le matching parfait entre un profil d’audience, de consommateurs, et non seulement votre produit mais aussi le tone of voice, le type de message. « Nous avons des algorithmes qui peuvent profiler les users, d’un côté, et les corréler avec les meilleures pubs correspondantes de l’autre. Sans soucis légaux ni de 3rd party, par ailleurs. »

Rien n’est innocent chez Musk, et quand il répond à une question, vous avez toujours en bout de phrase une proposition d’une de ses entreprises. Sur relance de Mark Read, qui n’a pas du tout préparé son speech, la star du jour développe un autre point fort de X : « Vous pouvez toucher les vrais influenceurs de ce monde. » Sous-entendu, pas les jeunes bimbos payées par la fashion au sens large et les championnes des vidéos mainstream au ton ado, mais « les intellectuels, les écrivains, les CEO, les professeurs, les scientifiques qui ne cherchent pas de viral ou autre, mais qui sont plutôt des références naturelles. Vous pouvez les atteindre, voire les utiliser via X. C’est le seul canal pour y parvenir, et à un niveau global. »

« C’est à nous d’éduquer l’intelligence artificielle pour être la plus fiable et la plus honnête possible. »

Mark Read aborde le point inévitable, qui revient dans toutes les conversations cannoises : « Faut-il être optimiste ou pessimiste, s’agissant de l’IA ? » Elon Musk ne peut évidemment pas se satisfaire d’une réponse simple et unique. Avec cette façon de réfléchir pendant de longues secondes - d’autant plus longues dans un grand auditorium - qui laisse à croire que son oreille gauche (invisible par l’assemblée car l’homme restera de profil) contient un chip connecté à une équipe de spécialistes, ou chat CPT version examen oral. Ou alors il donne l’exemple simple de devoir réfléchir avant de dire une connerie, ce qui dans son cas, signifie plutôt en étant certain de dire un truc très intelligent. Sans risque toutefois, il cite Geoff Hinton qu’il connait bien et le désigne comme parrain de l’IA : « Nous sommes à 10 ou 20 % de risque pour quelque chose de terrible, et 80 % d’impact positif. Où tout le monde profiterait de l’IA. Où le travail deviendrait optionnel et où nous serions dans un monde d’abondance. »

Plus loin, dans la conversation, il sera évoqué que 20 % de risque de voir disparaître l’humanité - car nous serions devenus optionnels - est un chiffre relativement élevé vu l’enjeu. Il suggère à ce sujet de prendre concrètement nos responsabilités : « C’est à nous d’éduquer l’intelligence artificielle pour être la plus fiable et la plus honnête possible. L’empêcher de mentir, en commençant par ne pas l’utiliser en la faisant mentir. » Allusion évidente aux fake news ou à toute transformation d’un contenu original, et il s’en trouve des tonnes.

Et d’enchaîner sur le fait qu’il a donc décidé d’investir du lourd dans l’intelligence artificielle, notamment pour « contrer Google, où Larry Page ne semble pas très concerné par l’AI-safety » et de « développer cet énorme outil au bénéfice strict de l’humanité ». On comprend vite avec ce boss qui compte dans les copains, et les autres. Co-fondateur d’OpenAI, il vient d’ailleurs d’attaquer en justice Sam Altman devant la justice californienne pour ne pas respecter ce principe de base. Coup de pub, action concurrentielle (Musk se positionne avec xAI), vrai philosophe humaniste ? Ou tout cela à la fois ?

« Et l’IA générative qui produit des pubs au complet, c’est déjà aujourd’hui ? Est-ce que la salle a du souci à se faire ? », questionne Mark Read. Musk regarde la salle avec un sourire calculé, et les festivaliers présents ne peuvent s’empêcher d’éclater de rire. Pas longtemps. « Techniquement tout est au point et oui, ces softwares peuvent produire des publicités crédibles sur le plan de la réalisation. Mais il faut bien sûr utiliser l’IA pour amplifier la créativité, ses effets. Elle doit rester un outil, et tous vos métiers doivent y avoir recours. »

Quant aux changements plus larges qu’elle pourrait provoquer, Elon Musk ne réfléchit pas à cinq ou dix ans : « Ils sont à prévoir dans les douze mois qui viennent. 2025 sera une année charnière avec des innovations concrètes. Nous y travaillons d’ailleurs de notre côté. Et notamment sur la stimulation cérébrale pour des personnes ayant perdu de leurs facultés dans un accident ou suite à un cancer. Les outils wireless destinés à compenser ont été testés, et manifestement les résultats sont positifs et prometteurs. »

« Nous ne sommes pas encore capables de nous poser les bonnes questions essentielles, sur notre rôle dans l’univers »

Et d’évoquer d’autres projets moins humanitaires comme son robot en devenir, Tesla Optimus, pour la modique somme de 20 millions de dollars, et dont les montages vidéo, un peu suspects dans l’exécution, sont déjà prêts et en ligne, eux.
Reste SpaceX à couvrir, et ce n’est pas le moins excitant pour l’homme d’affaires technologique qui trouve dans cet univers une dimension suffisante pour ses projets, ses visions, ses rêves.

« Nous visons des échanges multi-planétaires, en commençant par Mars mais en visant un tissu plus large. À long terme, il sera question de communications intergalactiques. Le but est l’expansion, bien sûr, mais l’objectif du projet est aussi l’élargissement de notre conscience. Certaines questions de base restent aujourd’hui encore sans réponse. Existent-ils des extraterrestres, et où ? Ne vivons-nous pas dans une espèce de metaverse ? À quoi servons-nous ? Finalement, nous ne sommes même pas encore capables de nous poser les bonnes questions essentielles, sur notre rôle dans l’univers. »
Si Elon Musk a encore des interrogations, il a souvent des réponses et apparemment trop de projets dans sa liste. « J’ai trop d’idées à la fois, c’est vrai. Mais j’ai des collaborateurs qui m’aident. » Sauf qu’à la question de Read sur la gestion de son organisation, il semblerait que ses cadres soient plutôt là pour générer de nouvelles idées que pour aider le patron à les exécuter. « Nous collaborons au day-to-day, nous n’avons pas de ‘pitch process’ avec des classements ou des conditions. Ce sont des échanges et les bonnes options passent naturellement. »

Notez que Musk ne croit pas aux études de marché et ni à une approche cartésienne pour le lancement de ses concepts. « Comme pour les voitures, je me mets à la place du conducteur, de l’usager, de façon très humaine et banale. Si vous réalisez une grosse étude et que vous demandez aux gens s’ils veulent une voiture électrique, ils vous répondront qu’ils sont satisfaits de leur véhicule actuel. Il faut non seulement imaginer le véhicule de demain, mais il faut aussi imaginer comment les usagers vont le vivre. Tout le monde n’est pas créatif et capable de se projeter. »

Un mot justement sur ces créatifs, face à l’IA : quel conseil leur donner, Monsieur Musk ? « De l’utiliser et de la maîtriser, dès l’école. »

La discussion, qui fut plutôt un monologue par ailleurs très intéressant, se clôture. La salle comble se vide progressivement et déverse devant le Palais une foule un peu surprise par la pluie. La météo avait pourtant prévu (hier) un beau ciel bleu avec quelques nuages, mais il tombe des cordes. Rappelons que ces prévisions se basent sur des algorithmes poussés, parmi ce que l’on fait de mieux. L’humanité a encore quelques années devant elle.

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