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Peter Field vs. Wim Vermeulen : La pensée à court terme est intenable à long terme

Mardi 19 Mars 2019

Peter Field vs. Wim Vermeulen : La pensée à court terme est intenable à long terme

L’Association Belge des Médias Audiovisuels a organisé pour nous une rencontre avec Wim Vermeulen, Directeur de la stratégie et de l'innovation chez Dentsu Aegis Network, et Peter Field, consultant britannique bien connu qui s’est fait connaître au travers des publications de référence qu’il co-signe régulièrement avec son ami Les Binet. 
 
L’idée était de demander à nos deux interlocuteurs d’expliquer la vision développée dans leur dernier ouvrage : "Marketing for the Mad (Wo)Men of Tomorrow" pour Wim Vermeulen et "Media in focus" pour celui que l'on surnomme "The Godfather Of Effectiveness". Tous deux estiment que ces dernières années, les investissements marketing et la réflexion stratégique ont été beaucoup trop axés sur le numérique et les résultats à court terme.
 
Vous décrivez dans vos deux ouvrages, chacun à partir d'une analyse différente, le processus de transformation du marcom. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur notre secteur ?
 
Wim Vermeulen : Je remarque que nous avons perdu le focus depuis un certain temps. Nous ne voyons plus la forêt à travers les arbres et nous sautons à pieds joints sur toutes les modes. Les marketers se sentent obligés de dégager un budget pour chaque nouvelle technologie, par crainte de passer à côté de la "next big thing", alors que les trois-quarts de ces phénomènes technologiques retentissants ne deviennent jamais une "big thing". La chasse permanente aux innovations prend beaucoup d’énergie et détourne l’attention de ce qui est vraiment important.
 
Peter Field : Je vois là un double danger. La nouvelle génération de marketers est par essence composée de digital natives, et je trouve qu'ils accordent une confiance totalement déplacée et exagérée aux possibilités offertes par les nouveaux médias et les outils associés. De plus, ces jeunes stratèges des médias sont trop facilement convaincus par les machines à lobby bien rodées de Facebook et de Google que les budgets qu'ils y consacrent sont bien dépensés. Il est urgent que nous réalisions que notre secteur est en danger, car l'écart entre la réalité et la perception devient toujours plus grand.
 
Ce que les marketers pensent de l’efficacité, de l’audience des médias et du comportement des consommateurs s’éloigne de plus en plus de la réalité. En cela, je suis ravi du message adressé au secteur dans le livre de Wim. C'est l'un des rares qui nous ramène aux bases de notre profession. Nous avons besoin de davantage d’argumentations qui mettent le doigt sur nos errements. Revenons à la pensée marketing basée sur l'efficacité prouvée, aux stratégies médias basées sur la démonstration.
 
La quête toujours plus intense de résultats à court terme nous éloignerait de l’essentiel ?
 

WV : Si l’on se penche sur les résultats prouvés et les statistiques relatives aux stratégies de marque efficaces évoquées dans le dernier ouvrage de Peter, on ne peut s’empêcher de conclure que la réflexion à court terme qui prévaut actuellement est néfaste.
 
PF : Mon travail est en effet un combat de longue haleine. Ce n’est que depuis ces deux dernières années que nos idées trouvent un écho auprès des marketers. Ils commencent enfin à comprendre que le problème des nouvelles technologies réside dans leur effet, qui reste limité au court terme. Leurs indicateurs et leurs modes de pensée sont d’ailleurs tous, sans exception, axés sur les résultats à court terme. Le besoin de rééquilibrer la réflexion à court terme par rapport à une vision à long terme commence à se faire sentir : à côté de l'envie de voir croître les chiffres de vente par trimestre, se libère aussi progressivement un espace dédié au développement des marques.
 
WV : Nous devons cesser de penser à court terme, sinon nous serons confrontés à une perte de valeur à long terme, avec au bout peut-être même une nouvelle crise. On peut faire une comparaison entre les stratèges médias et des architectes qui construisent des gratte-ciels. Si l’on veut construire en hauteur, il existe certaines lois qu’il est absolument impératif de ne pas négliger, celles de la gravité. Bien sûr, un architecte peut construire en s’appuyant sur les dernières tendances et techniques, afin que son gratte-ciel se démarque de bâtiments plus classiques. Mais s’il ne respecte pas les règles fondamentales de construction, c’est tout l’édifice qui finira par s'effondrer.
 
Nous devons à nouveau expliquer aux jeunes marketers les lois du marketing. Certaines règles anciennes sont d’ailleurs toujours d'actualité et les règles d'utilisation, qui valent pour les nouvelles technologies, constituent également des lignes directrices utiles. Nous devons veiller à ce que la nouvelle génération de marketers ne se contente pas d'appliquer les nouvelles règles en oubliant les fondamentaux de notre profession. Nous, la génération précédente, sommes en partie responsables de la prédominance de la pensée à court terme dans le marketing.
 
Quel est le meilleur conseil que vous pourriez donner aux médias traditionnels dans le contexte actuel ? Comment devraient-ils démontrer leur valeur ajoutée dans le marketing mix ?
 
Investir dans des arguments fondés sur la démonstration de leur contribution à la construction de la marque. Il existe aujourd’hui suffisamment d'éléments qui démontrent comment l’on peut efficacement utiliser les médias à des fins marketing. Il suffit de se pencher sur les évidences évoquées dans les travaux de Peter pour savoir comment gérer efficacement les médias. Les marketers doivent comprendre la différence entre les possibilités offertes par les médias publicitaires à court et à long terme, car la plupart sont capables de fonctionner de différentes manières. La télévision en est un bon exemple : il y a le Direct Response, et l'on peut également considérer l’Addressable comme une option supplémentaire pour les campagnes d'activation, mais nous savons aussi depuis plus de 40 ans que la télévision est un brillant outil de construction de marques…
 
PF : Les marques médias traditionnelles, qu’il s’agisse de télévision, de radio ou de print, doivent à coup sûr continuer à miser sur leur contribution à la communication à long terme et montrer en même temps aux annonceurs que les outils d’activation numériques qu’elles développent - leurs applications ou leurs plateformes - ne peuvent contribuer efficacement aux résultats à court terme que précisément parce qu’ils font partie de la marque média.
 
Dans l’univers digital, en revanche, la plupart des outils sont axés sur le retargeting et l’envoi de stimuli à court terme. Vous ne m'entendrez jamais prétendre qu'il est impossible de faire de la construction de marque avec les nouveaux outils numériques. Facebook s'efforce d’ailleurs de prouver, en investissant dans une étude à grande échelle, que l’on peut également construire des marques via les plateformes sociales… Personnellement, je pense que c’est un exercice très difficile pour eux : il est beaucoup plus difficile pour les plateformes sociales d’apporter une contribution au brand building que pour la télévision, par exemple. Le fait que Facebook réalise maintenant qu'il lui faut prouver son efficacité dans la construction de marque est en soi un aveu : il y a là un problème !
 
Depuis plus de 20 ans, vous travaillez à montrer quels sont les meilleurs leviers pour des campagnes efficaces. Etes-vous surpris dans vos derniers travaux par le résultat des analyses les plus récentes ?
 
Avec Les Binet, nous tirons les conclusions d’analyses comparatives approfondies entre les campagnes de marketing et les campagnes publicitaires répertoriées dans l’énorme base de données de l'IPA. Nous sommes ainsi parvenus à une série de recommandations concrètes à propos de la meilleure relation entre les investissements à long terme, que nous avons appelés "brand building", et ceux à court terme, que par commodité nous avons inclus dans la rubrique "activation"… Je dois dire que la conclusion la plus surprenante des analyses de notre dernier livre est précisément la confirmation du ratio 60/40 que nous définissons depuis de nombreuses années comme le meilleur ratio entre investissements à court et long terme. 
 
En d’autres termes, plus la pression sur les résultats à court terme augmente dans une grande majorité de campagnes, au plus les résultats des marques qui investissent de manière raisonnable et cohérente à long terme dépassent les valeurs moyennes. 
 
Je ne m'attendais vraiment pas à ce que ces dernières années, l'importance de la construction de marque augmente. Je m'attendais plutôt à ce que nos analyses montrent dans quelle mesure les spécialistes du marketing quittent la voie de la construction de marque et laissent ainsi son importance diminuer. Mais les données montrent que la construction de marque devient de plus en plus importante. C'était une surprise, mais c'est une conclusion assez claire.
 
WV : Les conclusions de Peter contiennent un message clair pour les marketers, en particulier pour ceux qui vivent dans la conviction que le marketing data-driven doit inciter les marques à se concentrer uniquement sur l’activation et des promotions destinées à des groupes-cibles spécifiques. En fait, c’est l'inverse qui est vrai. C’est précisément parce que l’activation devient de plus en plus facile, en raison de la multiplication d’outils toujours plus performants, qu’il faut prêter plus d’attention à la restauration de l’équilibre dans la communication sur les valeurs de la marque.
 
Mais c'est contre-intuitif et ce n'est pas ce qui se produit dans la plupart des cas : l'état d'esprit des CMO reste axé sur des résultats mesurables et une augmentation des ventes par le biais de promotions. Ils supposent que s'ils réussissent à court terme, ils réussiront certainement à long terme. C'est fondamentalement incorrect. Mais je suis convaincu que nous pouvons les convaincre de l'importance de l'équilibre dans les investissements marketing, certainement à partir des conclusions claires des analyses de Peter.
 
PF : Les CMO seront certainement sensibles aussi à un deuxième argument en faveur du soutien à la marque : nous avons clairement constaté que les marques qui négligent de communiquer sur leur valeur de marque ont de plus en plus de difficultés à revendiquer un prix premium ou des augmentations de prix pour leurs produits. Je pose une question rhétorique ultrasimple : si vous n'investissez pas dans votre marque, comment voulez-vous au final que le consommateur paye pour celle-ci ?
 
WV : Depuis la crise financière de 2008, les marketers ont dû travailler à court terme et de manière extrêmement rationnelle : ils ne pouvaient pas consacrer beaucoup de budget à la construction de la marque. Après tout, il n’en allait pas de la survie de la marque, mais de la survie de l’entreprise. En fait, cet état d'esprit a continué à prévaloir. Dix années représentent une longue période dans une carrière et de nombreux marketers, formés et entraînés dans l'optique d'obtenir des résultats à court terme, ont glissé entretemps vers le management. Il manque à beaucoup de gens une manière de penser axée sur la stratégie et une vision plus large, incluant les KPI liés à la construction de la marque.
 
Cette génération de marketers a besoin de nouveaux exemples convaincants et j'essaie de les donner dans mon livre. Nous devons à nouveau expliquer ce qu’est la puissance des marques : des références qui facilitent nos choix. J'aime évoquer le segment de marché absurde de ceux qui disent que l'on n'a plus besoin de marques et qui sont ensuite servis par un magasin en ligne qui présente sa marque "Brandless" comme une proposition solide.
 
Quel est, selon vous, le meilleur exemple de communication fast-forward réussie ?
 

J'invite tout le monde à découvrir la magie derrière le tweet de Nike, aussi simple que génial : un personnage, Colin Kaepernick, envoie un texte sur Twitter avec une photo saisissante. "Croyez en quelque chose, même s'il faut tout sacrifier. #JustDoIt ". Simplement à cause de la référence dans le hashtag, les fans de Nike ont repris le tweet, et la puissance d'un slogan que Nike n'a plus utilisé depuis 10 ans fait le reste: plus de 40 millions de dollars de valeur média ont été créés de cette manière. Je pense que c'est un exemple formidable de la valeur d'une marque : sur une base solide de notoriété, une activation rapide a été possible via les canaux numériques. Et j'en suis sûr : de nombreux marketers seraient encore capables, à propos de ce concept, de faire remarquer que de telles campagnes ne produisent pas de résultats de vente immédiats.
 
PF : J'aime illustrer le même principe de complémentarité entre la communication sur la marque et l'activation promotionnelle via l'exemple de la chaîne de grands magasins britannique John Lewis,. Ils avaient connu des problèmes voici des années parce qu’à cause d’Amazon et consorts, plus personne ne croyait encore en l'avenir des grands magasins. Il y a 10 ans, lors de la période précédant Noël, ils ont commencé à investir énormément dans la publicité émotionnelle pour leur marque, alors que tous les concurrents misaient sur les promotions. La démarche a connu un succès incroyable et ces campagnes sont devenues de véritables blockbusters, partagés et distribués incroyablement rapidement sur tous les réseaux sociaux. Amazon possède pourtant une base de données pour laquelle la plupart des marketers pourraient commettre un meurtre. Mais du fait que Noël est le moment où les gens achètent des cadeaux pour la famille avec beaucoup d'implication émotionnelle, John Lewis fait la différence et touche tous les groupes cibles potentiels avec un message percutant.
 
Quels ont été selon vous les pires modes en matière de marketing et de publicité de l’année écoulée, les tendances au degré de bêtise le plus élevé ?
 

Question intéressante (il sourit). Je ne sais pas par où commencer, mais j'attends surtout les excuses publiques de Facebook pour les propos de Mark Zuckerberg lorsqu'il a déclaré au monde entier que la publicité allait disparaître des médias, car la large diffusion par les médias de masse était une idée démodée et que les publicités devaient être diffusées via les plateformes sociales, de pair à pair, avec un hyper-ciblage et vers des individus identifiés. Il avait oublié qu’en publicité, il est toujours question d’audience : par combien de personnes le message d'une marque a-t-il été reçu et combien d’entre elles veulent-elles acheter cette marque ? A aucun moment, ils ne se sont excusés pour avoir trompé les marketers, et pour avoir au final incité à mal dépenser des milliards de dollars dans des stratégies absurdes visant à toucher un consommateur identifié.
 
WV : Je suis particulièrement agacé par les gourous et les spécialistes qui prédisent chaque année la percée d'une nouvelle mode et qui, comme par hasard, possèdent également une expertise en matière de nouvelles technologies : big data, intelligence artificielle, réalité virtuelle, réalité augmentée, reconnaissance d'image, etc. Bref, tout ce qui nous fait perdre le focus. Mais c'est par là que j'avais commencé cette conversation.

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